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EXPLICATION DE TEXTE
proposée par Flavie Béroulle
Lettre 76
Les Lettres Persanes, Montesquieu
Présentation :
Cette lettre se présente comme le pendant de la dernière lettre. C'est en effet une réflexion, une apologie du suicide, et la dernière lettre est la réalisation narrative du suicide de Roxane. Cette lettre 76 aurait donc une valeur proleptique sans que Usbek lui-même ne s'en aperçoive. Ce dernier réfléchit au suicide avec une grande lucidité et un vif esprit critique, là où le suicide de Roxane sera la preuve de son aveuglement. Cette lettre a donc une valeur décisive dans l'économie du roman, et révèle l'ambiguité du personnage d'Usbek : à la fois lucide, homme des Lumières, et aveuglé par son statut de tyran au sein du sérail.
Lecture
Mouvements du texte :
Cette lettre présente trois mouvements :
1- Usbek critique le fait que la société puisse interdire le suicide. Il se livre alors à une apologie de ce dernier.
2- Usbek soutient que le suicide n'est pas contre-nature ni même blasphématoire : il va réfuter les fausses croyances à ce sujet.
3- Après avoir sapé les fausses croyances en matière de suicide, Usbek explique les causes de celles-ci : l'orgueil de l'être humain.
Problématique :
Comment l'utilisation d'un dialogue fictif avec la Doxa permet-elle à Usbek de mener une réflexion à la fois politique, religieuse et morale, à partir du thème du suicide ? Il s'agira de montrer que ce texte possède un caractère oratoire qui tend à faire de cette lettre un discours argumentatif faisant l'apologie du suicide.
Premier mouvement :
l La première étape de ce mouvement se compose de deux étapes correspondant aux deux paragraphes : le constat (« les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent ») et la thèse qu'il va développer pour défendre le suicide (« les lois sont bien injustes »)
l Le constat initial, puisque la lettre s'apparente à un discours, ressemble à une captatio qui permet d'emblée de montrer que Usbek s'oppose à ces lois répressives en matière de suicide. L'hyperbole initiale (« les lois furieuses ») en est la preuve : elle marque son étonnement et amorce sa critique. Cette idée est renforcée par la seconde mort : symboliquement, selon Usbek, réprimer le suicide revient à faire mourir une seconde fois la personne. Le pronom « on » désigne de manière voilée la Justice et la société qui souhaitent légiférer dans ce domaine. La juxtaposition de propositions courtes accentuent la dénonciation de cette législation (« on les note d'infamie ; on confisque leurs biens »)
l Après avoir fait ce constat dans le premier paragraphe, Usbek présente sa thèse : « ces lois sont bien injustes ». Va suivre ensuite toute une série de phrases interrogatives à valeur d'argument. Ces questions ne sont pas pleinement des questions rhétoriques puisqu'elles s'adressent à un double interlocuteur : l'un est réel (Ibben) et l'autre est fictif mais identifié : la Doxa. Il faut noter que tous les arguments utilisent le pronom « je » : si celui-ci renvoie apparemment à Usbek, il a en fait une valeur universelle ; Usbek se présente ici comme le représentant du genre humain susceptible d'avoir des pulsions suicidaires. Le premier exemple s'appuie sur la persuasion : il souhaite émouvoir l'auditoire comparant le mal de vivre du suicidaire à une maladie et le suicide au remède (la métaphore médicale joue sur le pathos). De même, le rythme ternaire utilisé pour dire ce mal être (« douleur, misère, mépris ») accentue le pathos. Enfin, l'adverbe « cruellement » insiste sur l'injustice d'une société qui maintient l'homme souffrant dans cet état de désespoir en le privant du droit au suicide.
l Dans les 3ème et 4ème paragraphe, on remarque des phrases construites en parallèle, binaires : la proposition principale reflète ce que la société voudrait faire des suicidaires, et la relative en est une critique (« pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n'être plus ? » ; « que je tienne une convention qui s'est faite sans moi »). La démonstration du 3ème paragraphe s'achève par une phrase de conclusion dont la logique domine : « la cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi ». On remarque que la répétition du verbe « cesser » et la coordination des deux propositions mettent en relief une évidence, donne une force logique au propos. Si l'être humain perd le goût de la vie, il faut que sa vie cesse. Le pronom interrogatif « qui » dans « qui m'empêche d'y renoncer ? » désigne clairement la société et la Justice. Ne pas les nommer ici, c'est nier leur aptitude à légiférer en matière de suicide, c'est leur refuser le droit de juger un tel acte. Le quatrième paragraphe permet de passer progressivement de la société en général à sa tête : le Prince. Par conséquent, la réflexion se resserre et la réflexion passe du sociologique au politique. Le champ lexical de ce dernier en est une preuve (« prince, sujet, sujétion, concitoyens, lois.... ». La phrase « Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de la sujétion ?» pourrait tout à fait être dite par Roxane si l'on considère que la sérail est un petit état dont Usbek serait le Prince. Cette phrase peut donc prêter à sourire lorsqu'on connait déjà la fin de l'oeuvre puisqu'elle met en scène l'aveuglement d'Usbek. On passe ensuite du Prince à Dieu qui selon Usbek ne souhaite pas non plus, contre toute attente, que l'homme souffre sur la terre même si la vie est « une grâce, « une faveur ».
Bilan : Dans ce premier mouvement, Usbek part d'un constat qui va faire naître toute une réflexion sur le suicide. Il s'agit d'en faire l'apologie en montrant que la seule issue d'un homme souffrant est la mort. Ni la société, ni le Prince, ni Dieu ne peut s'évertuer à maintenir en vie des hommes souffrants. Toute cette réflexion est sous forme de questions qui se présentent comme des questions rhétoriques puisque nous sommes dans une lettres, mais qui sont en fait la preuve d'un véritable dialogue. En effet, Usbek se livre ici à un dialogue fictif avec la Doxa, nous allons le voir. Celle-ci va lui adresser un contre-argument qui va permettre à Usbek d'aborder le suicide sous l'angle non plus du politique mais du religieux et de la Nature.
Deuxième mouvement :
l La lettre a bel et bien un caractère oratoire puisque Usbek met en place un dialogue fictif avec la Doxa.
L'adversatif « mais » amorce un point de vue opposé : c'est celui de la Doxa qui contrecarre la pensée d'Usbek (le verbe de parole et le pronom « on » généralisant renvoyant à la Doxa en sont des preuves : « mais...me dira-t-on... »). L'argument avancé porte sur la religion : le suicide serait contre nature et blasphématoire puisqu'il bouleverserait les plans du Tout-Puissant. Les mots « Providence » et « dieu » affleurent dans ce contre-argument.
l La réponse argumentative d'Usbek se présente à nouveau sous forme de questions. Elle se compose de trois étapes :
- se suicider n'est pas bafouer la Providence : la comparaison entre la création divine et la géométrie permet de montrer que les modifications, les changements de la Nature ne l'entravent en rien (faire d'une masse un carré à la place d' une boule ne change en rien la Nature ; il en va de même pour le suicide.) Le « non » d'Usbek affermit l'argument, lui donne de la force.
- Se suicider n'a aucune conséquence pour les autres et ne remet pas en cause la puissance divine : Usbek affirme que l'acte d'un particulier n'a aucune répercussion sur le général c'est-à-dire Dieu et l'univers. Il faut noter la présence du pronom « vous » qui prouve encore qu'on a bien à faire à un dialogue fictif. Ce « vous » est imaginaire mais c'est aussi une manière de s'adresser aux lecteurs, de les mettre dans une posture active. Usbek les convoque pour les inciter à prendre part à la réflexion.
- Se suicider est une séparation du corps et de l'âme mais celle-ci n'a aucune conséquence. Nombreuses sont les expressions du texte qui tendent à séparer le corps et l'âme (« mon âme sera séparée de mon corps », « mon corps...et que mon âme », « Dieu a uni votre âme te votre corps et vous les séparez ») Usbek essaie de montrer que le corps humain n'a aucune suprématie parmi les êtres vivants donc on peut s'en passer (les références au gazon, au blé, au ver, prouvent que ceux-ci ne sont pas moins dignes de la Nature que le corps humain) et que l'âme seule peut avoir tout autant de vertus que si elle est associée au corps. Les deux comparatifs d'infériorité (« moins ») insistent bien sur ce point.
Bilan : Usbek tente donc de démontrer que le suicide n'est pas contre-nature et qu'il n'a rien d'irrévérencieux à l'égard de la religion, de la Providence. Il a donc essayer de lutter contre les fausses croyances de la Doxa en la mettant en scène, en lui donnant la parole. Après les avoir sapées dans ce deuxième mouvement, il va essayer d'en trouver la cause.
Troisième mouvement :
l La négation restrictive « ne que » insiste sur la seule et unique cause, « source », de ces fausses croyances solidement ancrées en l'être humain : son orgueil, sa vanité.
l Il donne en fait ici une leçon de relativité (qu'on retrouve dans de nombreux ouvrages des Lumières qui luttent contre l'anthropocentrisme comme par exemple Micromégas de voltaire). La répétition du verbe « être » est en ce sens symptomatique : l'être humain veut être au monde et y occuper la première place alors qu'Usbek lui fait remarquer sa petitesse (il faut d'ailleurs à cet égard rappeler la lettre 59 qui dit à peu près la même chose : « quand je vois des hommes qui rampent sur un atome c'est-à-dire la terre qui n'est qu'un point dans l'univers se proposer comme modèles de la Providence... »). Le manque de lucidité de l'être humain est mis en évidence par des formules ironiques comme « nous nous imaginons que » qui renvoient aux fausses croyances vaniteuses, ou « nous ne concevons pas » dont la négation met en relief le déni humain quant à sa petitesse. L'être humain se pense « parfait » et l'adjectif présent dans le texte en est une preuve teintée d'ironie. Dans tout le dernier paragraphe s'oppose le lexique de l'infiniment petit (ce que nous sommes), à l'infiniment grand, indispensable et parfait (ce que nous croyons être).
l Usbek finit sur un éloge de Dieu : « immensité de sa connaissance ». Cette démonstration n'a rien d'irrévérencieux à l'égard de la religion, elle a seulement pour but de montrer que le suicide ne bafoue pas celle-ci. Cette louange finale insiste bien sur ce point. Notons que cette lettre est d'une incroyable modernité et les nombreux changements opérés par Montesquieu pour cette lettre suffisent à le prouver. Montesquieu a bien conscience de marcher sur des oeufs.
Conclusion :
Cette lettre fait donc l'apologie du suicide en montrant que la mort est un droit et que nul ne peut s'y opposer puisque le suicide n'a aucune conséquence sur la société, sur l'ordre du Monde, ne remet pas en cause la puissance divine. Cette argumentation a des allures oratoires comme si Usbek dialoguait avec Ibben mais surtout la Doxa.
Usbek est d'une lucidité incroyable en matière d'orgueil, de vanité. On le voit ici et aussi à de nombreuses autres reprises dans l'œuvre, mais n'est-ce pas son orgueil de tyran qui ne lui permettra pas de pressentir l'explosion du sérail ? Si Usbek est clairement dans cette lettre le masque de Montesquieu, il est aussi celui qui, en tant que personnage aveuglé en ce qui concerne le sérail, court à sa perte.
FB