Méthodes : La leçon

Michel-Eyquem-de-Montaigne-mosaic.jpg> Montaigne - Essais, livre I

Leçon : « Les Usages de la Parole »

Leçon notée 19/20 à la session 2011 de l’agrégation interne de lettres modernes

 

Introduction

L'une des ambitions que l'on assigne au livre I des Essais de Montaigne, c’est d’aider son auteur à faire ses preuves dans le domaine de la diplomatie. En effet, Montaigne avait le projet de devenir ambassadeur en Italie. Il fut d'ailleurs un négociateur pendant les guerres de religion entre Henri III et Henri de Navarre. Ambassadeur, négociateur, des fonctions qui nécessitent un usage réfléchi de la parole. C'est sans doute pour cela que la réflexion sur la parole est si développée dans les Essais. En effet ce mot apparaît dans le titre de cinq chapitres de façon explicite, le chapitre cinq « Si le chef d'une place assiégée, doit sortir pour parlementer », le chapitre six « L'heure des parlements dangereuses », le chapitre 10 « Du parler trop ou tardif » et enfin du chapitre 51 « De la vanité des paroles ». De façon moins explicite la parole semble être le sujet du chapitre 9 « Des menteurs » et du chapitre 53 « D'un mot de César ». Le sujet qui nous est proposé aujourd'hui s'intitule « Les usages de la parole ». Tout d'abord l'utilisation du pluriel « les » usages nous met sur la piste d'une utilisation diverse et contradictoire, les usages, celui qu'en fait Montaigne mais aussi l'usage qu'en font d'autres personnes. D'autre part, le mot « parole » nous évoque la langue parlée par opposition à l'écrit ce qui constitue un premier paradoxe.  En effet cela pose la question de l'oralité dans un livre. La parole est quelque chose qui apparaît dans plusieurs domaines, la rhétorique, la philosophie, la religion puisque l'on parle de « la bonne parole », de la parole divine, dans le domaine de l’art mais aussi dans le domaine des commerces humains et de la communication. De la même façon que la parole s'oppose à l'écrit elle s'oppose aussi à l'action qui elle est plus concrète. Problématique : comment Montaigne concilie-t-il une certaine méfiance envers la parole avec une aspiration à faire des Essais une oeuvre intégrant le plus possible l'oralité ?

 

Plan

 

1 - La parole, l’écrit, l’action : hiérarchie et brouillage

A - Hiérarchie : action>parole>écrit

Cette hiérarchie est affirmée dès le chapitre 1 avec l'exemple du Prince de Galles ému non par les paroles des femmes et des enfants mais par des actes de bravoure. Cette hiérarchie se vérifie surtout dans le domaine de l'éducation, en effet Montaigne accorde beaucoup d'importance aux exercices du corps pour former l’âme.  On observe donc une certaine dévaluation de la parole.  Montaigne recommande de briller par les actes plus que par les discours c'est ce qui va l'amener à mettre en accusation Cicéron et Pline le Jeune. Briller par des discours est presque quelque chose de honteux. On relève à la page 164 cette citation « ainsi les paroles en valent mieux que les écrits ». Si la parole est dévaluée ,elle reste cependant toujours supérieure à l'écrit, voir la citation de la page 160, la méfiance par rapport à l'écrit se voit aussi à travers la méfiance qu'il faut observer par rapport au livre cette idée s'exprime dans le chapitre 39 une trop grande passion des livres est assimilable à un dérèglement.

 

B - L’acte de parole

Si j'utilise la notion de brouillage dans le titre c'est que les Essais renversent partiellement cette hiérarchie. L'opposition se neutralise dans le sens où la parole peut se faire acte. En effet l'action est supérieure à la parole sauf si la parole se fait acte et acquiert une force pragmatique et argumentative. On parle ici d'une parole qui agit et a la capacité de changer les choses. Exemple au chapitre 21, Montaigne organise une mise en scène pour rassurer son ami le comte et sauver sa nuit de noces.  Cette mise en scène inclut la parole. On peut parler d'une parole réparatrice (lecture de quelques phrases du chapitre 21). Dans le chapitre 1, Montaigne évoque sa « miséricorde et mansuétude » c'est-à-dire sa capacité à se laisser toujours influencé par la parole d'autrui, un autrui qui demanderait pitié. Il nous dit donc que la parole peut changer son statut, le fléchir et il considère d'ailleurs cela comme une lâcheté. En outre on peut remarquer que Montaigne utilise souvent le verbe substantivé « mon parler ». Cette tournure donne un sens plus actif au mot que le simple substantif « parole ».  D'autre part nous observons que la parole qui peut condamner parce qu'elle classe l'homme comme « barbare » parce qu'il ne parle pas la langue grecque, parce qu'il produit une sorte d'onomatopée, la parole va être aussi ce qui le réhabilite. Au chapitre 31 Montaigne caractérise la façon de s'exprimer des cannibales de « doux langage, retirant aux terminaisons grecques ». La parole faisait la différence entre le barbare et le civilisé mais avec cet exemple des cannibales il y a un renversement : leur chanson ressemble à la poésie anacréontique. Dans le même ordre d'idées, Montaigne toujours pour renverser la hiérarchie et les idées préconçues va citer un proverbe gascon (page 300) qui doit évoquer à son lecteur un jargon incompréhensible et barbare.

 

C - Le silence : un au-delà de la parole

Montaigne évoque la trop grande présence de la parole : « le monde n'est que babil ». La première vertu de la parole, c'est son caractère modéré. Il faut éviter un débordement de matière futile et  inutile. Le défaut de mémoire de Montaigne a d'ailleurs une conséquence positive, son « parler en est plus court ». Ainsi, le bon témoin est celui qui n'en rajoute pas cf. page 375 (lire quelques phrases). Et si la parole est une force, le silence en est une bien plus forte. Prenons comme exemple le chapitre1 et l'exemple d'Alexandre et de Bétis : «Je vaincrai la taciturnité ». On voit ici que  le mutisme du personnage lui permet de prendre de la hauteur. Dans le chapitre 2, le silence apparaît comme la marque vraie du deuil et pour Antisthène, la vertu se passe de parole.

 

Transition :  Il y a dans les Essais une exigence de modération, une façon de privilégier le silence par rapport à la parole. Cette exigence est avant toute une exigence éthique c'est ce que nous allons développer dans la deuxième partie.

 

2 - Une Ethique de la Parole

A - La bonne foi montaignienne 

Dès l'avis « Au lecteur », Montaigne revendique sa bonne foi. Citons la première phrase « c'est ici un livre de bonne foi, lecteur ». La bonne foi désigne un discours transparent, une coïncidence entre l’être et ses mots. Si l'on considère les Essais comme une autobiographie ou un autoportrait, c'est l'établissement d'un contrat de lecture. Un engagement de dire la vérité un engagement d'authenticité. On peut se rappeler ici la définition que donne Philippe Lejeune de l'autobiographie mais on peut aussi faire référence à la formation juridique de Montaigne qui sait  de par sa profession ce qu’ est prêter serment. Parce qu'il est de bonne foi Montaigne attend la même chose de l'autre. « Je me fis aisément à la foi d'autrui »( page 146). Cela rejoint ce que l'on appelle la pratique de la parrhésie : Montaigne privilégie le dire vrai ou bien dire. Cette exigence de vérité nécessite parfois la grossièreté. Page 521, il regrette une « vaine superstition de paroles » et , pour donner le bon exemple, n’hésite pas à dire « ils se torchaient le cul ». Montaigne est à la recherche de la vérité aussi dans la parole d'autrui. Observons la fin du chapitre 31 on a une opposition entre le discours programmé de l'admiration que l'on attend des cannibales et la parole vraie, pleine de bon sens et d'une morale chevaleresque que vont produire les brésiliens.

 

B - Condamnation de la rhétorique et du mensonge

Cette condamnation est constante dans les Essais. La rhétorique est qualifiée de « art piperesse et mensongère » mais aussi de « science de gueule »,une expression utilisée pour qualifier le cardinale Caraffa. Montaigne prouve d'ailleurs dans sa façon concevoir ses Essais qu'il fait peu de cas de la dispositio, on est dans le cadre d'une parole libre que qualifie la célèbre métaphore « à sauts et à gambades ». La parole rhétorique se rapproche de celle du pédant, c'est une parole sophistique qui vise à tromper.  Cette critique de la rhétorique a une portée politique. En effet c'est par la parole que les tyrans ont souvent subjugué les peuples. Le terme « piperesse » désigne une parole trompeuse. Il n'y a donc pas loin de la rhétorique au mensonge et encore une fois cette condamnation du mensonge et constant dans les Essais. Nous trouvons dans les Essais des exemples de mensonges dans le domaine de la diplomatie, mais aussi au chapitre 5 nous avons le terme de « finesse » pour désigner l'usage dévoyé que Lucius Marcius fait de la parole. Montaigne a horreur de toute parole qui cache la vérité. En effet le mensonge est un empêchement à la cohésion sociale. Aussi  Montaigne développe-t-il  une assez longue réflexion sur le mensonge, il va essayer d'établir une distinction entre le mensonge objectif, tromper délibérément et le et le mensonge subjectif se tromper en toute bonne foi. Mais quoi qu'il en soit si la vérité est une, le mensonge est infini, et il n'y a pas de méthode pour le débusquer à coup sûr.

 

C - Garder la parole divine inaccessible

Dans le chapitre 56 « Des prières », Montaigne s'engage dans une polémique à propos de la divulgation de la parole divine. Ce débat prend sens dans le cadre de la réforme : les protestants veulent faciliter l'accès aux Saintes Ecritures qui contiennent la parole de Dieu.  (Lire un extrait du ch.56) Montaigne développe une image triviale, celle d'une voix « trop divine » dans la bouche d'un « garçon de boutique » Montaigne y voit une profanation du mystère sacré qui doit entourer cette parole.  Cette parole divine devient alors un « jargon », l'équivalent de « formules magiques ».


Transition : Une parole vraie, c'est le principe éthique organisateur des Essais. Dans une troisième partie nous verrons ce qu'apporte la parole d'un point de vue esthétique et poétique.

 

3 - La Circulation de la parole, véritable dynamique de l’essai

A - Intégration d’une parole vivante dans les Essais

Les Essais tentent sans cesse de se rapprocher de l'oralité et de faire une place à la parole vivante. Il y a beaucoup de citations dans les Essais, des citations de textes écrits et aussi de paroles, de mots. Citons plusieurs exemples à la page 179 « Attache, attache, dit-il, elle cloche »,mais aussi  le dialogue entre Auguste et Cinna. Évoquons aussi le cas des citations poétiques, la poésie étant un art lié à l'oralité, l'intertextualité forme alors une matière vivante cette vigueur de la langue on la retrouve aussi dans la revendication que fait Montaigne d'un « parler simple et naïf » comme les paysans. Il y a une recherche du naturel. La revendication d'un style oral dans un texte écrit. Montaigne utilise parfois même un style bas, on se souvient du proverbe gascon et on peut aussi relever l’expression « Bran du fat ! ». Montaigne fait parfois même entendre une voix de façon un peu artificielle. Au chapitre 20 nous avons une prosopopée de la nature. Nous avons ici une situation un peu paradoxale puisque utiliser la prosopopée c’est utiliser les ressources de la rhétorique mais on voit aussi que dans ce passage qui a une forte teneur argumentative, où il faut convaincre c'est la voix même, la parole de la Nature qui peut agir sur l'homme et l'aider à changer sa représentation de la vie et de la mort.

 

B - La Parole comme semence génératrice des Essais

Prenons comme exemple le début du chapitre 16 : «J’ouïs  autrefois tenir à un prince et très grand capitaine… ». La citation agit comme un embrayeur. Ici l'écrit naît de l'oral. La parole est liée au mouvement. Dans  le chapitre 10 on remarque une comparaison entre l'art du prêcheur et celui de l'avocat. Celui du prêcheur se caractérise par une préparation rhétorique tandis que l'art de l'avocat est supérieur car ce dernier doit s'adapter au branle. « L'agitation est sa vie et sa grâce ». On peut parler ainsi de valeur séminale car la parole naît de la parole. La citation n'est pas un argument du discours. Elle n'est pas juste un argument d'autorité mais un élément déclencheur et dialogique.

 

C - Les Essais, art du dialogue et de la conférence

Plus encore que la parole, ce qui intéresse Montaigne, c'est l'échange de paroles. Dans le chapitre 28, Montaigne évoque son ami La Boétie et l'interruption de leur dialogue par la mort. Ce qu'on appelle la conférence, c'est cet art de la conversation intégrant la contradiction pour assurer une perpétuelle relance. En cela la conférence s'adapte perpétuellement au branle. Après la disparition de La Boétie, les Essais seraient alors en prolongement, une recherche de cette conférence. L'oeuvre marque en effet une tension vers le dialogue. La parole n'est jamais univoque, elle est est conçue comme parole échangée. Nous donnerons comme exemple la fréquente adresse au lecteur mais aussi le dialogue avec les anciens. « C'est une nation, dirais-je, à Platon… » (page 398) En effet, pour Montaigne, on apprend par la « communication d'autrui » (chapitre 17) on se forme, on s'enrichit par l'échange de parole avec autrui et la conférence a donc presque la valeur d'un exercice spirituel.

 

Conclusion

En réponse à notre problématique, nous pouvons dire que Montaigne brouille lui-même la hiérarchie qu'il établit autour de la notion de parole. La parole suscite la méfiance si attache une existe une exigence de vérité souvent réaffirmée. Cette méfiance va parfois même jusqu'à la dévaluation. Néanmoins la tension vers l'oralité qui caractérise l'oeuvre et surtout cette tension vers la communication, l'intégration d'une parole vivante et contradictoire est l'une des marques les plus spécifiques des Essais.  FV