> A. Robbe-Grillet - "La Jalousie"
Pages 216-218, "Le personnage principal.../...autour de la maison."
Explication de texte notée 11.38/20 à la session 2011 de l’agrégation interne de lettres modernes - Reconstitution d'après brouillon.
NB : Cette note à deux décimales s’explique par le fait que le jury dispose d’un tableau à double entrée, avec d’un côté la note donnée pour l’explication de texte et, de l’autre celle donnée à l’explication de grammaire. Dans le cas évoqué, l’explication de grammaire était médiocre, l’explication doit donc bien valoir 13/20.
INTRODUCTION
Situation
Le passage que nous allons étudier est constitué par les deux dernières pages de La Jalousie, troisième roman d'Alain Robbe-Grillet écrit en 1957 et dans lequel on peut dire qu'il trouve sa manière d'écrivain. Il s'agit de la septième et dernière occurrence de la scène de l'apéritif et des discussions qui l'accompagnent. Nous nous trouvons dans le dernier chapitre après l'absence de A dans les chapitres donc six et sept, et après aussi son retour.
[Lecture]
Composition du passage + remarques
Ce passage se compose de trois mouvements :
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une dernière évocation du roman africain que A et Frank lisent ou ont lu, selon le moment du roman de Robbe-Grillet, dans lequel on se trouve ;
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un paragraphe de transition pendant lequel Frank prend congé, paragraphe frappant par sa brièveté.
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un dernier mouvement constitué par les cinq derniers paragraphes et qui présente une description de la plantation à la tombée de la nuit.
Problématique
Le passage étudié se situant à la fin du roman, il possède des enjeux propres à cette position. C'est un endroit d'autant plus stratégique surtout si comme Robbe-Grillet l'écrivain se situe dans une démarche de renouvellement des codes littéraires. Nous montrerons que si ce passage constitue bien une fin apaisement, apaisement au niveau diégétique mais aussi apaisement au sens où nous faisons le constat d'une disparition des codes d'écriture les plus caractéristiques de La Jalousie.
Explication du premier mouvement
Le premier mouvement est consacré à l'histoire que conte le roman dont A et Frank « parlent avec animation » quelques lignes auparavant. Cette évocation est marquée par le non-respect d'un principe logique essentiel, le principe de non-contradiction. En effet aucun élément n’ est stable dans cette histoire. La contradiction est ainsi marquée par des antonymes (mauvaise/très bonne-honnête/malhonnête) mais aussi par des adversatifs « Mais ». Rien ne ressemble d'ailleurs à ce que nous savons déjà de ce roman africain qui évoquait plutôt, dans le début du roman, une femme incomprise par son mari. Nous pouvons donc faire l'hypothèse d'une autre lecture, une lecture méta textuelle dans laquelle Robbe-Grillet définirait une conception du roman. Tout est en effet marqué ici au sceau de l'incertitude, tout d'abord l’identité du personnage ,« fonctionnaire des douanes ou employé » ainsi que son caractère « honnête ou non » . Incertitude aussi quant à la direction que prend l'intrigue « les affaires de la compagnie sont très bonnes. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles évoluent rapidement vers l'escroquerie.» L'expression « apprend-on » nous amène à nous interroger sur ce « on »et à se poser plus largement la question : qui parle dans ce paragraphe ? Il existe deux possibilités on peut tout d'abord considérer le paragraphe comme discours rapporté de A et de Frank et le narrateur serait alors dans sa traditionnelle position d'auditeur muet. « apprend-on » serait une incise qui relève d'un autre niveau d’énonciation et ce « on » le désignerait. Dans cette hypothèse, le dialogue contradictoire qu'il y aurait signerait alors la fin absolue de la connivence entre A et Frank au profit d'une incompréhension absolue. Chaque phrase serait donc une phrase de dialogue prononcée tour à tour par A et Frank. Deuxième possibilité : on peut aussi émettre comme hypothèse que ce paragraphe serait une métaphore de l'attitude passée du narrateur, ce qui me met sur la piste est cette expression « le personnage principal est malhonnête ». Le personnage principal peut être le mari, invisible mais central. Tout est sous son regard . D'autre part, on peut penser que le personnage principal est malhonnête cela signifie qu'il sur interprète les événements, les déformant jusqu'à leur faire dire le contraire de ce qu'il signifie ou bien on pourrait dire aussi que ce personnage est auditeur muet et n'écoute qu'à moitié une discussion sans intérêt pour lui. Deux éléments de ce petit résumé appartiennent en tout cas à son monde fantasmatique « son prédécesseur, mort dans un accident de voiture ceux-là nous évoquent bien évidemment l'accident de voiture sur le chemin du retour de la ville qui est racontée à la page 164 du roman, un désir de mort des amants présumés « un grand navire blanc paraît aussi sur le calendrier des postes à la page 153. Eléments coïncidant avec le plus grand moment de tension pour le narrateur jaloux.
Explication du deuxième mouvement
Ce qui frappe dans ce paragraphe, c'est l'absence totale de sous-entendus contrairement aux allusions précédentes sur les capacités de mécanicien de Franck, mises en doute, ce qui donnait une orientation érotique à la conversation. L’attitude de A est polie, «Comme la politesse exige, s'inquiète de détail ». Nous ne sommes plus dans le cadre de la liaison mais des relations amicales et mondaines entre colons. L’inquiétude est désamorcée l'esprit du narrateur apaisé. Nous nous dirigerions donc vers une fin-apaisement du roman. R-G peut apparaître ici régler le sort des personnages. Franck prend doublement congé : de ses hôtes et des lecteurs . Il n’a plus cette exubérance forcée qui le caractérisait. Sa sortie se fait sans éclat, comme s’il était insignifiant. Frank n'est plus un ennemi. Ce paragraphe ne compte qu'une seule phrase comme pour signifier l'enchaînement rapide des événements et que A et Frank ne recherchent plus la compagnie l'un de l'autre.
Explication du troisième mouvement
Le roman se termine donc par une description de la plantation. Fait troublant, la phrase « A s'accoude à la balustrade » semble suggérer que c'est elle qui va prendre en charge la description puisqu'elle est face au paysage, ce qui indiquerait d'ailleurs entre parenthèses, un lâcher prise de la part du narrateur. Avec cette description, en tout cas, Robbe-Grillet va s'amuser avec des éléments topiques tels que la fin du jour vu comme un équivalent de la fin du roman. On relève un champ lexical de l'obscurité : « rayons horizontaux, s'obscurcit, ne reçoit plus aucun rayon, le soleil s'est caché, le fonds lumineux est devenu plus terne, cesse-t-on ». Il n'y a littéralement plus rien à voir puisque la nuit tombe la description devient impossible. C'est la fin de la pulsion scopique. Je m'arrêterai sur le verbe « s'estomper », verbe particulièrement intéressant puisqu'il suppose un effacement c'est-à-dire le retour à un état antérieur d'avant la crise. On s'orienterait bien dans le sens d'une hypothèse d'une fin apaisement. Le mot effacement nous évoque aussi fatalement l'autre roman de Robbe-Grillet au programme, Les Gommes, et insiste donc sur la disparition du problème hypothétique de la liaison de A et de Franck. La Jalousie est aussi d'une certaine façon un roman africain ce n'est pas seulement qu'un nouveau roman déstabilisant et subversif. Par exemple le mot « brousse» est un mot attendu mais finalement peu fréquent dans le roman, et donc ce mot nous fait renouer avec quelque chose de beaucoup moins problématique pour le lecteur, une conception de l'Afrique et du roman plus traditionnels. Dans les paragraphes 3,4 et 5, la description témoigne aussi d'une disparition des éléments dysphoriques : il n'est plus question de la peinture écaillée de la balustrade et quand la rivière est évoquée il n'est plus question de l’observation et du comptage des indigènes chargés de réparer le pont. On observe un effet de bouclage« il est 6:30 », horaires qui correspond à l'heure de départ en ville de A et de Frank , cependant cette fois-ci ce n'est pas 6:30 du matin mais 6:30 du soir. On peut parler de structure en spirale, un élément revient mais sous une forme différente, il y a donc progression. Le dernier paragraphe témoigne d'un effacement des éléments visuels par la nuit. Par conséquent les perceptions auditives deviennent plus importantes que les perceptions visuelles. « La nuit noire et le bruit assourdissant des criquets s'étendent de nouveau». Cette nuit noire joue ici le rôle du rideau de fin , on peut en outre parler de bouclage car on a le retour à l'un des premiers mots du texte « la terrasse ». Ce bouclage figure une sorte d'encerclement qui m'évoque la description de la chambre de A comme une cage surtout si on relie cela à ma remarque précédente sur le personnage féminin comme une mal mariée. Nous pouvons littéralement dire que le roman se referme sur A comme une prison.
Conclusion
Cette fin de roman dit l'apaisement après la crise. Elle le dit avec des moyens topiques qui sous la plume de Robbe-Grillet sentent pour certains la plaisanterie. Je pense à la nuit qui tire son rideau mais aussi à la séparation des amants. L'apaisement est dit aussi par la disparition, l'effacement des procédés les plus caractéristiques du roman, telles que le délire interprétatif ou la description géométrique. La fin du roman serait donc une sorte de réduction à ce que certains lecteurs de 1957 croyaient avoir acheté et croyaient lire c'est-à-dire un roman africain. FV