Chronique d'une agrégation
L'agrégation de lettres modernes... quelle leçon en tirer ?
Ceci n'est pas un traité du comportement à adopter pour l'agrégatif machiavélien. Les réussites et les obstacles que rencontre un candidat son année de concours ne sont pas dénombrables, aucun traité ne pourrait résoudre l'énigme de la réussite. L'expérience et la chance se mélangent. La réussite au concours ne réside pas dans l'énorme proportion d'échecs que nous rencontrons mais dans celle, parfois microscopique et inespérée, de la possibilité de réussir. Les efforts engagés au long de l'année consistent bien souvent à réduire l'énormité de la peine et à laisser filtrer, parfois infimement et avec joie, quelques éclairs de réussite.
C'est une fois cela dit que l'obtention du concours nous apparaît comme un aboutissement lié à l'art de parer à toutes les éventualités afin d'accéder au hit-parade. Mais qu'est-ce qu'une parade pour un agrégatif de lettres modernes aujourd'hui (et j'insiste sur l'article indéfini, car je ne m'appuie pas seulement sur mon expérience, mais aussi sur des témoignages) ?
Un peu de lexicologie (TLF) : parade est emprunté à l'italien parare, attesté au sens de « se défendre (contre les coups) » depuis le début du XVIe s., lui-même emprunté au latin parare. Parare a d'abord eu le sens de « préparer, orner ». Sans aller jusqu'à l'évolution phonétique du mot (que je me suis permis de faire personnellement sur mon bureau tout en rédigeant cet article) attirons l'attention sur son évolution sémantique qui, d'étalage d'un objet, d'une qualité, d'un comportement pour se faire valoir, a pris un second sens martial au sens d'action de parer à des coups. Aussi l'art de parader se résume-t-il à une double capacité : celle de parer aux offensives sous son meilleur jour. Le sens martial, pour le concours, est d'autant plus vrai que faire ses armes, pour ne pas se laisser submerger par les devoirs et autres pressions (le fameux jeu des remarques et comparaisons entre concurrents) est indispensable. L'art de parader au concours doit s'entendre prioritairement comme l'art de faire front, de se mettre en danger, ce que j'appelle volontiers la ferveur dans le travail.
L'étalage de soi est ainsi le contre-champs de mon optique : les parades du faire valoir, si elles sont possibles comme certains candidats présomptueux le montrent chaque année, n'ont pas leur place dans la leçon que je tire. Néanmoins (rendons à César etc.), je n'oublie pas ces brillants contre-modèles « semblables à ces gens d'une taille médiocre qui se baissent aux portes de peur de se heurter » dit un moraliste, leur mémoire en main lors des cours d'explications de textes (et de ce fait spécialistes), ni ces questionneurs pointillistes en grammaire, ni ces salutateurs connivents lors des oraux d'été (et de ce fait vos amis d'une seconde), ni ces demandeurs inlassables de précisions hors-cours de littérature (discrets, qui peut-être partageront leur lumière), ni tous ces intermittents en spectacle qui, je l'avoue, m'ont permis de découvrir mes véritables alliés : l'autonomie, l'indépendance, l'enthousiasme, la curiosité et l'humilité. Je n'oublie pas tous ceux, en réalité, qui m'ont aidé à ne pas confondre le faire valoir que peut être le concours avec ce que je suis : « se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir ».
I. L'anti-esquive : les mois de préparation.
L'année d'agrégation est intense et/mais brève. Nombre de candidats découvrent leur relation au travail, à la discipline, à la ferveur dans le travail durant ces quelques mois d'effusion intellectuelle. La quête du concours nous engage dans un dépassement constant qui, aux dires de la plupart des agrégés internes comme externes, procure une stimulation d'une nature rare. Les obstacles sont multiples, les dépenses d'énergies courantes, les sacrifices réguliers. Pour vivre le concours il faut se le mettre sous le pied, se nourrir de ses difficultés, se dire que chaque limite demeure humaine et de ce fait dépassable ou atteignable. Pré-parer ses propres limites est sans doute le plus difficile, et le risque d'un désengagement, d'une esquive rapide face à la difficulté, touche quelques candidats en quelques jours. Pour ceux qui restent, le demi-tour est rare.
L'agrégation ne se résume pas à un apprentissage scolaire. C'est une année de découverte de tout un monde de connaissances complexes (telle que la récursivité du complément du nom). C'est une année d'apprentissage, et notamment dans des matières parfois inconnues, dites « techniques » : sous-entendu qui demande de l'adresse, sous-entendu qui nous mettent sur un fil, sous-entendu « toutes les matières liées à la langue ». Sans jamais avoir traduit un octosyllabe, sans jamais avoir relevé et classé les adjectifs d'un texte, le challenge est énorme. Parade : traduire assidûment et avec maniaquerie chaque vers, rechercher le lexique, 2 heures par semaines, pas plus pas moins, tandis que la « Reine de l'Ancien français » (une amie) tient un regard compatissant. Je consacre 2 heures de plus à la fameuse phonétique qui, si je m'y étais attelé la première année, m'aurait permis d'avoir ce millième de point supplémentaire pour être admissible. Les diphtongaisons, les spirantisations deviennent ma dope du mardi de 14 à 16, qu'il vente ou qu'il pleuve. Il m'arrive de dire pendant un repas : « chevaux et pas cheval ? Oui je sais pourquoi, oui, question de vélarisation. »
Et puis il y a les langues vivantes où la concurrence est rude, les 10/10 ne viennent même pas en cours tandis qu'on se lève pour venir à 8h, le jeudi matin, c'est-à-dire la veille d'une épreuve blanche... Bref,... ah non ! j'allais oublier le grec (dont le nombre de candidats par an, environ une vingtaine, devrait encourager plus d'inscriptions !) que je n'avais pas pratiqué depuis 4 ans... (Remerciement tout particuliers à Mme B. pour ne nous avoir jamais oubliés, M et moi).
Grosso modo en septembre 2013 4 matières me posent problème, 4 matières qui représentaient au total 8 cours sur 16. La proportion n'était finalement pas si inquiétante, car la moitié des autres cours propose des exercices littéraires nouveaux, où l'interprétation et l'originalité peuvent l'emporter. Je ne saurais assez vous conseiller de faire le maximum d'exercices possibles à l'oral.
L'année sert de mise à niveau, mais le cours n'est pas suffisant : d'abord parce qu'un préparateur excellent (qui proposera une leçon et une explication en deux heures) ne correspond pas à un autre (qui vous donnera – véridique – les mesures, en centimètres, des romans à comparer pendant l'année). Il y aura, inévitablement, des variations. A un an de l'enseignement face à une classe il est ainsi normal d'être autonome et d'aller chercher soi-même les bonnes sources de travail. Heureusement, chaque programme de littérature comparée s'appuie, en général, sur une ou deux thèses majeures qu'il faudra lire ; il est également de notre devoir de connaître les deux ou trois autorités contemporaines pour chaque auteur de littérature générale, et les deux ou trois grammaires de référence. Si certains cours ne conviennent pas, ce qui est rapidement perceptible, la règle est simple : ne pas y aller et consacrer ces heures à préparer cette matière. La parade maîtresse restant de relire et relire les œuvres tout au long de l'année, rien que relire (entre 4 et 6 fois).
Enfin : « un esprit sain dans un corps sain ». Il est important de ne pas se négliger durant son année de préparation. Le sport amène un bel équilibre et ceci est visible directement dans notre posture lors des oraux, notre maintien. Autre avantage extraordinaire : manger autant qu'on le veut, et ce que l'on veut. Dernier avantage : pas plus efficace qu'apprendre ses citations par cœur grâce à son dictaphone sur son elliptique. On peine suffisamment sur le plan intellectuel pour ne pas se laisser totalement frustrer par notre corps durant l'année. Choisissez votre défouloir ! Terminer une journée de travail par une bonne séance de fitness est salvateur, on se vide la tête, on a faim et sommeil.
II. Les épreuves écrites.
Nous sommes mi-mars. La semaine des écrits est celle que nous connaissons tous, mais chacun d'entre nous la vit à sa mesure. La parade prend le sens qu'elle a pour les animaux : nous sommes au stade qui précède l'accouplement, où notre pouvoir de séduction doit être maximal pour franchir la frontière du Mordor. Vous serez plutôt Sam ou Frodon, il y a même quelques Golum qui passent (toujours eux).
Pourquoi ? Pas tant pour être capable de faire les épreuves en elles-mêmes, qui passent à une vitesse folle, mais pour avoir la capacité de réagir face à toute situation ! Être en forme pour palier toute difficulté majeure et ne pas s'effondrer, faire preuve d'adaptation (car, disons-le, la veille des écrits n'est plus le moment d'apprendre mais, au mieux, de répéter ce que l'on sait, ses citations en priorité) ; être en forme pour ne pas faire l'hyperglycémie déclenchée par le lait sucré concentré qui dévaste toutes les cellules du cerveau au bout de 30 minutes ; être en forme pour réagir sereinement et ne pas pleurer, s'affaler, ou se transformer en zombie durant les 7 heures de dissertation, se faire la tendinite pendant la stylistique, ou le coup de l'évanouissement ; être en pleine forme pour arriver à l'heure, et avoir l'élan de courir jusqu'à la dernière seconde dans la classe, 30 secondes avant le « vous pouvez commencer » ; être en forme – surtout – pour retourner aux épreuves le lendemain de la pire épreuve de dissertation de votre vie, où vous écrivez avec votre sang, avec la migraine qui disparaît comme par magie au moment de l'explication synchronique du mot « varlet » ; être en forme pour ne s'étonner de rien : ni des tables qui sont des planches de 20 cm de large, des appariteurs qui discutent parfois, de la ville dans laquelle vous passez les épreuves, au fin fond d'une campagne, de votre voisine qui écrit 24 pages sans se dérider (qui, vous l'apprendrez plus tard, sera dans les 5 premiers du classement final, sans s'être déridée au moment de la proclamation), pour ne pas laisser prise aux gloussements de satisfaction et aux cris effrayés des autres (qui ont oublié leur dictionnaire ou n'ont pas révisé telle ou telle œuvre qui « ne tombera jamais ») etc. Non, tout cela n'existe pas, n'est pas réellement un problème, est bien secondaire par rapport à une copie et à sa motivation. C'est le moment de se rappeler pourquoi l'on est là et les moyens qu'on a.
La clé est d'adopter une certaine sagesse qui consiste à ne pas se laisser déconcentrer par les moindres remarques, les moindres regards, les moindres attitudes, qui, inévitablement, alertent. Il faut aussi bien comprendre que ce moment si stressant ne nous rend pas si objectifs qu'on voudrait le croire et que bien souvent on note dans la marge : surinterprétation. Mais certains candidats ne pourront pas s'empêcher de dire à la sortie d'une épreuve : « oh non, il n'y avait rien de vraiment surprenant... on en avait bien parlé avec M.*** » (cf. Introduction). Oui, ceux là, ils sont coriaces. Se couper des autres est aussi important durant cette semaine que de parler d'absolument autre choses avec ceux qui vous sont chers. Une fois une épreuve terminée, passer à l'autre pour aller chercher le point de plus, toujours un, encore un ; faire son chemin en donnant le meilleur de soi-même est la meilleure manière de se rassurer, même si cela est insuffisant la première fois, ou la deuxième. Certains présentent le concours tous les ans depuis des années. On peut l'avoir du cinquième coup à force de persévérance et, il faut le dire, d'opiniâtreté.
III. Les épreuves orales
Nous sommes au printemps. Les admissibles sont heureux et gazouillent, encore que, pas tous (vous y aurez forcément droit : « je ne suis pas du tout prête, je ne m'y attendais pas »). La parade d'accouplement a visiblement bien fonctionné, elle va se transformer en action de parer un coup en arrêtant et en détournant l'arme, la menace de l'adversaire. Cette imaginaire d'une psychomachie qui s'engage entre le jury et nous est pourtant bien loin de la réalité. Les oraux ne sont pas un moment d'agression. Cette perception est liée à la sursignifiance de l'oral pour un candidat, ce qui, pour lui, rend les épreuves si spectaculaires.
« Il a battu des cils et elle m'a regardé », « il a regardé par la fenêtre quand je le regardais », « je te jure, il a parlé à sa voisine, qui l'a regardé et qui m'a regardé », et puis le « je t'assure ils souriaient quand je les regardais, et donc... on s'est regardé tu sais... ». Oui l'oral c'est un jeu de regards, et d'une sémantique qui, soudainement, pour les interprètes spécialistes que nous sommes, semble énigmatique, initiatique. Ce premier faux-pas, qui consistent à ne pas savoir décrypter les signes du visage et l'attention du jury sont très vite perceptibles ; le jury le fait comprendre à sa manière : il n'aime pas voir des spectateurs mais de vrais acteurs.
L'oral peut être un vrai moment d'échange et même d'apprentissage. Il est bon de s'observer soi-même, de se comprendre grâce aux regards des autres, de découvrir, (enfin !), l'effet que peut produire notre parole et sa force de conviction sur un public. Au moment du tirage, on sourit, jusqu'à l'entrée dans le métro on sourit : le sourire et l'envie de s'exprimer (pour ne pas dire d'exprimer quelque chose) doivent se ressentir.
Les anecdotes d'imprévus multiples commencent à s'accumuler, mais on continue de sourire. Les gens commencent à se dévoiller. On fait comme si, si on ne fait pas vraiment, on ne cède pas à la théâtralité de l'évanouissement (encore lui) en larmes, la main sur le front – so Fragonard – sur le divan dans le couloir au moment de passer, on n'écoute pas les « tout sauf Proust, tout sauf Proust, tout sauf Proust » ou les sujets de leçons qui peuvent effrayer, et surtout on ne se laisse pas déstabiliser face à l'absence d'un dictionnaire, face au stress d'un voisin, ni, pendant que l'on passe, à l'oubli de la lecture du texte en sortant content, ou à son incapacité à répondre à une question. On évite de ciller du regard en permanence face à des questions sèches qui s'avèrent simplement pointues : on est là pour ça.
Et puis, le meilleur pour la fin, il y a des dérèglements plus physiques qui marqueront votre histoire : celui qui, n'ayant pas vraiment fait ses courses la veille n'a bu que du gaspacho et sent des remous intérieurs inquiétants au moment de passer, celui qui a besoin de passer aux toilettes (1 minute avant de se présenter) et là plus de papier alors que l'Inspecteur Général se lave tranquillement les mains de l'autre côté, celle qui n'a pas pris de vêtements de rechange et s'est renversé son ACE pendant la préparation, ou encore celle qui s'est, juste après son tirage, fracturé la cheville dans le couloir (bonne préparation !)...
Le jugement dernier n'est pas à la portée du jury qui recherche en priorité à voir se confirmer la rigueur qui était celle de l'écrit et la passion en acte des candidats. Le calme et, je crois, la bienveillance sont de mise. Une atmosphère de discussion constructive, serrée et chaleureuse peut l'emporter : « c'est chose accordée entre les plus Sçavans le Naturel faire plus sans la Doctrine, que la Doctrine sans le Naturel », écrit l'un de nos poètes. C'est ici que nous, candidats, devons aussi savoir ménager nos effets de surprise, savoir creuser une connivence respectueuse, montrer notre envie de communiquer autour d'un thème qui nous surprend et nous mène à penser. Ceci n'est pas du faire-valoir mais bien une question de sagacité et d'honnêteté de notre part, car l'affect est pleinement en lien avec notre futur métier, duquel nous nous rapprochons (plus que trois mois !).
Épilogue
La rigueur, que l'on associe sans cesse à la rigidité lorsqu'elle n'est encore qu'une persévérance, devient une souplesse au contact de l'adaptation. Le concours est sans doute le moyen de s'assouplir, de conquérir une rigueur de netteté, en combinant toutes ces exigences que l'on a pour soi et que les les autres ont pour nous.
Je me connecte sur Publinet, que je ne voulais pas consulter avant l'heure prévue. Tout est à l'heure. Le lien est disponible. Je choisis par académie ? Par nom ?... Par académie, OK. Oui, mais je prends un risque car il n'y aura peut-être pas de G dans la liste de l'académie alors que j'ai la certitude que par nom il y aura bien au moins un type avec un nom commençant par G. Tant pis. Je clique. Je descends. J'y suis. Il y a mon nom, il y a le classement. C'est fait. Je consulte mes notes. J'étais presque le dernier de l'écrit (peur soudaine de tout pouvoir perdre). J'ai gagné 290 places à l'oral. C'est fait.
Depuis, et d'autres me le confirment aussi, comme d'une brûlure, je n'ai pas toujours la certitude d'être agrégé, le degré de conviction revient petit à petit à la normale, mais le doute de l'avoir obtenu se propage encore un peu. J'imagine toutes les embûches qui auraient pu survenir en plus : la panne de réveil, rester bloqué dans ma chambre du Marais et appeler les pompiers pour venir me délivrer un dimanche matin à 5h alors que je serais allé faire mon exposé en caleçon en ayant supplié le taxi de m'offrir la course. Tout ceci miroite ; s'efface ; revient la nuit. Du dépassement, il faut revenir à sa mesure qui, étrangement, n'est plus si simple à retrouver.
Antonin Godet.