Montesquieu: ressource exceptionnelle
Explication de texte de la dernière lettre des Lettres persanes de Montesquieu
S'abritant derrière le regard faussement naïf de deux Persans découvrant les mœurs occidentales et usant de la liberté que confère à l'écrivain la forme épistolaire (se livrer à des digressions et à des raisonnements sans heurter la vraisemblance), Montesquieu parvient, dans les Lettres persanes à concilier l'expression indirecte d'une réflexion politique et sociologique à une « espèce de roman » de mœurs, d'amour et de passion subtilement liés l'un à l'autre par une « chaîne secrète ». C'est ainsi que le lecteur est tantôt convié à apprécier la verve satirique de l'auteur à travers les « lettres occidentales » et à goûter au piment érotique de l'intrigue du sérail dans les « lettres orientales ». Le roman débute donc par une quête « laborieuse » de la sagesse pour s'achever sur l'irruption du chaos dont la lettre CLXI constitue le point d'orgue.
Roxane, favorite du sultan Usbek, est surprise dans les bras d'un jeune homme et prévient toute sanction en s'empoisonnant. Cette ultime lettre, construite en sept paragraphes et procédant par vague de paroles, donne l'apparence d'un texte fragmenté, morcelé comme autant de flèches adressées au destinataire, et dans laquelle Roxane règle ses comptes sous la forme d'une revanche qui apparaît dès lors comme une punition de l'aveuglement d'Usbek dont les principes libéraux avortent dès qu'ils sont confrontés à ses problèmes conjugaux : le philosophe éclairé par la raison se mue alors en despote sanguinaire aveuglé par la passion.
Mouvements du texte
Le mouvement de cette lettre obéit à une tension où l'héroïne est à la fois dans la douleur de la mort récente de son amant et de sa propre mort imminente et dans le plaisir d'une jouissance tragique : c'est en mourant qu'elle existe enfin.
Dans les deux premiers paragraphes, Roxane ne se contente pas d'avouer mais revendique avec défi ses actes que sont l'adultère et le meurtre.
Dans un second élan (du troisième au sixième paragraphe), on assiste à sa rébellion dans une projection dans le passé où elle met bas les masques sur tant d'années d'abnégation.
Enfin, dans le dernier paragraphe et avant que le poison n'ait raison de sa haine, elle lance une ultime pointe à Usbek.
Problématique
Il s'agira dès lors d'interroger le caractère paradoxale de cette lettre qui conjugue construction rigoureuse et violence du propos à travers une esthétique du dévoilement.
I/ Une revendication tout en défi
La lettre débute par un adverbe d'affirmation qui traduit l'attitude provocatrice du personnage qui ne se contente pas d'avouer son infidélité allant jusqu'à préciser sa stratégie dans une gradation ascendante à rythme ternaire où domine l'isotopie de la duperie (« trompé », « séduit », « jouée de ») et la récurrence des déterminants possessifs (« ton », « tes ») qui agissent tel un martèlement à travers la dentale [t] pour signifier à Usbek que ces actes n'ont été qu'un instrument pour l'atteindre lui. Encadré par deux virgules et renforcé par la conjonction « et », le verbe « savoir » fait l'objet d'une insistance à travers laquelle Roxane montre qu'elle s'est libérée du joug qui consistait à maintenir les femmes dans une prétendue infériorité. Son émancipation prend la forme d'une antithèse où « l'affreux sérail » se transforme sous son impulsion en « un lieu de délices et de plaisirs » Roxane se grise de mots, ce qui n'est pas sans rappeler l'exultation de Camille dans Horace de Corneille : « Voir le dernier Romain à son dernier soupir / Moi seule en être cause et mourir de plaisir ». Au passé composé qui domine dans ce paragraphe et qui marque la poursuite du procès dans le présent, succède un futur périphrastique qui trahit la lucidité du personnage par l'annonce imminente de sa propre mort (« Je vais mourir : le poison va couler dans mes veines ») mais où sourde néanmoins une forme de vocifération audible dans l'allitération en [v]. Par sa brièveté et sa syntaxe, la phrase se fait mimétique de la lucidité du personnage. Cette clairvoyance est d'emblée justifiée dans la question rhétorique qui suit par la présence des connecteurs logiques que sont « car » et puisque » traduisant respectivement la cause et la conséquence : la perte du « seul » être qu'elle aimait entraîne sa propre mort. Au futur périphrastique succède un présent d'énonciation (« Je meurs ») qui marque la progression du poison. La pitié que pourrait ressentir le lecteur pour l'héroïne est d'emblée freinée par l'adversatif et l'ironie perceptible dans la proposition qui suit : « mais mon ombre s'envole bien accompagnée ». Roxane fait ici allusion à « ces gardiens sacrilèges » qui subissent son mépris par la présence du déterminant démonstratif et font l'objet d'un traitement oxymorique : censés être les garants de la paix, c'est eux qui sont à l'origine du chaos car ils « ont répandu le plus beau sang du monde », métonymie pour désigner son amant. En les « envoy[ant] devant [elle], Roxane, encore une fois, fait montre d'ironie en ayant recours à l'euphémisme.
Si dans ce mouvement initial l'aveu se mue en revendication, l'ironie exacerbe la provocation et la détermination soutient la lucidité, nous verrons dans un second élan que toute la haine contenue, toutes les humiliations subies, tous les sacrifices consentis vont se déverser tel un torrent sur les quatre paragraphes suivants prenant ainsi la forme d'une rébellion, mais une rébellion, encore une fois, maîtrisée car nous assistons à un véritable règlement de comptes : la lettre est à la fois un suicide et une mise à mort de l'autre.
II/ Un règlement de compte plein de fureur
Dans ce deuxième mouvement dominé par le passé et l'imparfait, Roxane se tourne résolument vers le passé en procédant à une rétrospection dans laquelle elle ouvre les yeux d'Usbek sur sa crédulité se présentant ainsi comme la maîtresse des illusions.
Roxane fait preuve d'éloquence à travers la double question rhétorique qui ouvre ce deuxième mouvement et trahit la colère du personnage si longtemps sous-estimée. Par la négation explétive (« que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices »), elle reproche à Usbek à la fois son manque de discernement et le peu de considération qu'il lui témoigne et de surenchérir : « que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs ? ». Les déterminants de la totalité opèrent dans un parallélisme où « tout » est accordé au maître, à l'idole ( notons la présence du verbe « adorer » utilisé ironiquement) et rien à … l'esclave (« afflig[ée] »). Enfin, ces interrogations aux accents rhétoriques s'apparentent au monologue tragique par l'élégance des imparfaits du subjonctif qui donnent une certaine grandeur au personnage. Au « Oui » déterminé inaugurant la lettre, fait écho un « Non ! » catégorique renforcé par l’exclamation et dans lequel Roxane précise, par l'insertion d'un modalisateur, une nuance de taille mise en évidence par le parallélisme et l'antithèse contenus dans la phrase : « J'ai pu vivre dans la servitude, mais j'ai toujours été libre ». Non contente d'avoir élevé l'hypocrisie à un tel degré, l'héroïne va jusqu'à « réformé [ses] lois sur celle de la nature : en se substituant au maître, elle devance un vœu profond du XVIIIe siècle, le triomphe de la raison, elle « ose utiliser son propre entendement », pour reprendre les propos de Kant : si ses actes étaient soumis à la « loi » du sérail, son esprit, lui, « s'est toujours tenu dans l'indépendance. Cette dichotomie est explicitée dans la phrase suivante qui occupe tout le quatrième paragraphe et où l'on assiste à une rafale de reproches perceptibles dans la juxtaposition des propositions toutes régies par la principale « Tu devrais me rendre grâce... ». En effet, Roxane, ne s'arrête pas en si bon chemin, Usbek devrait « encore » lui être reconnaissant d'avoir voulu sauver les apparences (le verbe « paraître » est mentionné à deux reprises) en se fourvoyant (on note l'isotopie de l'avilissement : « je me suis abaissée », « j'ai lâchement gardé dans mon coeur », « en souffrant que »). L'estocade finale est annoncée par l'adverbe « enfin » - notons encore une fois la maîtrise de la lettre qui jure avec la violence des propos - où Roxane présente sa fidélité comme une paradoxale « profan[ation de] la vertu », une « soumission à [ses] fantaisies ». On comprend mieux dès lors l'aveuglement d'Usbek (« tu étais étonné »). A travers l'emploi du plus-que-parfait qui ne fait qu'allonger la durée de son calvaire, l'héroïne éclaire son maître : ce qu'elle nourrissait à son égard c'était « toute la violence de la haine » opposée dans un parfait parallélisme orchestré par le verbe « trouver » aux « transports de l'amour ». A la tyrannie, Roxane oppose l'hypocrisie (« tu as eu longtemps l'avantage de croire ») et l'orgueil, parlant d'elle-même à distance (« un cœur comme le mien »). Enfin, l'unique fois où elle utilise le pronom personnel « nous », c'est dans l'ironie de la phrase renforcée par le passage du passif à l'actif et où l'on perçoit une certaine jubilation : « Nous étions tous les deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais ».
Dans ce deuxième mouvement plein de fracas et de fureur, les imprécations de Roxane ne sont pas sans rappeler celles des héroïnes tragiques, telles Hermione ou Roxane, son homonyme dans la tragédie Bajazet de Racine. Si l'émotion culmine dans ce deuxième élan, le suivant sera l'occasion pour l'héroïne de mettre un terme à ses souffrances.
III/ Une liberté acquise au prix de la mort
Le présent d'énonciation marque la fin de l'imprécation et le retour à un calme relatif où l'héroïne devine les réactions de son destinataire (« Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. ») à qui elle présente son véritable visage : le masque est tombé. Au personnage hypocrite succède une héroïne dont la « tristesse majestueuse » - pour reprendre les termes de Racine – lui confère une tonalité tragique tant dans l'attitude – qui va à la mort sans pleurs ni douleur – que dans le langage - « Serait-il possible qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage ? ». Cette ultime pointe lancée à Usbek résume toute l'ironie de la situation : Roxane, en se donnant la mort, prend sa revanche sur son ancien état servile en destituant Usbek, le tyran, qui ne peut qu' « admirer » son courage. La mort symbolique d'Usbek laisse place à la mort lente mais sûre de Roxane qui « sen[t] affaiblir jusqu'à [sa] haine ». La phrase se veut mimétique de cet affaiblissement : la juxtaposition de propositions brèves marque l’essoufflement du personnage qui subit les effets du poison en étant souvent en position d'objet grammatical (« le poison me consume ») ; ses paroles se sont plus qu'un murmure relayé par l'allitération en [m] et les nombreux monosyllabes. Enfin, au « je meurs » du deuxième paragraphe se substitue un « je me meurs », forme pronominale qui traduit certes une action en train de se faire, mais également l'action du sujet sur lui-même où « je » donne la mort à « me » et où le lecteur ne peut s'empêcher d'entendre « Je me tue ».
Le début de la lettre, « plein de bruit et de fureur » laisse place à un silence pesant qui traduit tout le paradoxe tragique : l'unique façon d'exister pour Roxane consiste à mourir.
Conclusion
Au terme de cette analyse, on ne peut que constater que cette lettre dépasse le simple cadre de la relation amoureuse et qu'elle démontre que la nature, traditionnellement bonne et maternelle, ne peut être brimée (la cause) car la servitude engendre fatalement l'insurrection et le drame (conséquence) : on passe ainsi du concret de l'adultère à l'abstrait de la revendication libertaire. Si le lecteur est charmé par la couleur exotique de l'Orient, il ne peut qu'admirer la maîtrise de l'éloquence qui apparente cette lettre, dialogue différé, à un monologue tragique. En laissant le dernier mot à Roxane, Montesquieu joue des ambiguïtés de la polyphonie épistolaire en laissant entendre que le despotisme est un système contestable et revendique la liberté de penser et d'agir pour tous, ce faisant, il ouvre la voie aux philosophes des Lumières.
YD