Programme 2015 : Etude filmique

> Chéreau - La Reine Margot

Etude filmique - « La Saint-Barthélémy », La Reine Margot de Patrice Chereau (41:19-49:40 du DVD ; 43:56-52:41 en lecture sur VLC)

 

Introduction


            « Ils veulent se battre ! Ils ont faim, ils ont chaud. Prenez garde, prenez garde que leurs armes ne servent à une révolte que personne, personne, ne pourra contrôler ». Voilà ce que déclare l'amiral Coligny en marge de la fête du mariage d'Henri de Navarre et de Marguerite de Valois. Paroles prémonitoires de la nuit de la Saint-Barthélémy dont il sera lui-même une victime et qui constituera un premier point d'orgue dans la Reine Margot de Patrice Chereau. Le massacre clôt le premier tiers du film et redistribue les cartes des relations des personnages entre eux. Margot est celle qui émergera de cette nuit en questionnant les choix politiques et humains ayant présidé à cette action. Ce basculement est visible quand elle prendra La Môle sous sa protection, une catholique protégeant un protestant, tout à fait, alors que lors de la séquence du mariage avec Henri elle ne vouait que dédain pour les « réformés ». Elle sauvera pour un temps La Môle de Coconnas avant que leur duel ne reprenne et ne s'achève vraiment dans une charrette menant à une fosse commune. Depuis que les premiers coups de tocsin ont résonné au coeur de la nuit à Paris, que de sang versé ! Du Bartas est présenté comme la première victime d'un bain de sang généralisé au Louvre et aux rues de Paris. Les pulsions malsaines éclatent, elles qui étaient contenues jusqu'à présent. Le sang imprime sa marque aux corps et aux vêtements et souille. Depuis que les premiers coups de tocsin ont résonné au coeur de la nuit à Paris, que de trajectoires le film nous a permis de suivre ! Tout fonctionne comme si le premier tiers du film trouvait son achèvement dans le massacre car tous les personnages présentés depuis le début du film ont eu droit à une séquence, à leur moment, dans le grand ensemble que constitue le massacre de la Saint-Barthélémy. Le scénario les passe en revue et fait de ce moment une matrice des événements à venir. Il y a donc de multiples basculements qui s'opèrent selon le point de vue que l'on adopte et c'est bien ce basculement que nous allons étudier : en quoi la séquence soumise à notre étude constitue-t-elle un basculement ?

 

Annonce du plan (sans les sous-parties!)

 

I. Une composition spectaculaire


Cette première partie se propose d'analyser la séquence du point de vue du scénario, à la fois au coeur du découpage proposé, mais aussi au regard de ce qui a précédé et de ce qui va suivre. La composition désigne l'agencement des divers éléments afin de rendre le tout compréhensible par un spectateur. Le massacre est aussi un spectacle donné à voir, un tour de force cinématographique. Il faut que le spectateur ressentent des émotions fortes car on parle d'une tuerie de masse qui est dans la mémoire historique du pays et en même temps le massacre s'inscrit dans la progression scénaristique d'un film, progression qu'il ne faut pas oublier (sous peine d'avoir une séquence détachable de l'ensemble du film).

 

            1. Un dosage qui mêle différents fils


Si nous nous concentrons sur le rythme et les moments qui constituent l'extrait à étudier nous pouvons apercevoir les différents fils narratifs dont cette séquence est tissée :

-la « course-poursuite » entre La Môle et Coconnas

-la mise à mort de Coligny

-les moments illustrant le massacre (scène de foule)

-la trajectoire de Margot et de Henriette de Nevers

            Surtout c'est la manière dont ces fils sont liés qui importe puisque l'antichambre de Margot va constituer le décor de la rencontre entre La Môle/Coconnas/Henriette/Margot (Coconnas et Henriette s'étant déjà croisés dans la rue au cours de la séquence) et la fin de notre extrait.

            On rappellera avec profit que le film est une adaptation du roman d'Alexandre Dumas dans lequel La Môle et Coconnas tenaient les rôles principaux. On comprend donc aussi pourquoi ces anonymes (ils ne sont pas des figures historiques) sont ceux à travers qui le spectateur découvre l'horreur du massacre de la Saint-Barthélémy : la course-poursuite se continue à travers tout Paris et permet de voir les cadavres jonchant les rues… et le Louvre ! À travers la petite histoire, l'Histoire se trouve reconstituée, principe habituel du cinéma quand il est confronté à la problématique d'un événement historique qu'il faut donner à voir tout en permettant aux spectateurs de s'identifier avec des personnages qui ne sont pas trop éloignés d'eux. Les scènes de foule désignent les moments qui encadrent ceux joués par des personnages connus des spectateurs. Ces scènes comportent des anonymes massacrés. Là encore c'est la Saint-Barthélémy donnée à voir. Il est intéressant de noter qu'on ne s'y attarde pas trop car ce sont les figures connues des spectateurs qui importent. Tout l'art du montage réside dans le dosage entre ces fils narratifs afin de faire naître une émotion et de faire progresser le récit.

 

 

            2. Un « paiement »


Dans les théories du scénario, on parle fréquemment du principe « préparation »/ « paiement », c'est-à-dire la manière dont le scénario évoque certains éléments à un moment donné (préparation) avant de les réutiliser plus tard, par exemple pour résoudre une crise qui est advenue (paiement). Il semble que l'extrait proposé puisse s'inscrire dans cette théorie. Ainsi, la confrontation La Môle/Coconnas commence dans la chambre d'auberge où ils se sont rencontrés pour la première fois, au tout début du film. D'un moment intimiste entre l'aubergiste, Coconnas et La Môle, on assiste à une séquence mettant en scène plus de personnage. Pourtant ce sont ces deux personnages qui dominent largement, comme si le duel dans lequel va finir leur course-poursuite était déjà en germe ici. Coconnas, blessé, en fait un affrontement personnel. On constate aussi que la rencontre légèrement humoristique du catholique et du protestant partageant le même lit (réplique de l'aubergiste en redescendant l'escalier) devient rencontre violente. Tout le basculement de la nuit de la Saint-Barthélémy peut se lire dans ce changement d'attitude.

 

            Le sort de Coligny peut aussi se lire de cette façon : on résout un problème que ce personnage causait : on le met à mort alors que la précédente tentative n'avait pas réussi, il n'était que blessé ! Henri est mis à l'abri suite à l'ordre du roi : « Pas Navarre ! Pas Navarre ! ».

 

            Mais au-delà c'est surtout la rencontre entre La Môle et Margot qui peut se lire comme un paiement d'une préparation constituée de la scène d'amour dans un recoin d'une rue à Paris. Les deux personnages se sont déjà vus, ils se retrouvent et Margot protège La Môle en souvenir du plaisir que ce dernier lui a procuré. Il y a là un achèvement de quelque chose qui a débuté auparavant mais que le scénario exploite à nouveau. De même le spectateur se souvient de cette séquence amoureuse et peut faire le lien, voire comprendre les motivations de Margot à protéger La Môle contre le danger que constitue Coconnas. Tous les personnages principaux sont convoqués et suivis lors de cette nuit sanglante comme autant de paiement de ce qui a pu être montré d'eux jusqu'à présent (c'est aussi le sens que prend la réplique qui ouvrait notre introduction).

 

 

            3. Un basculement pour la suite du film


La rencontre entre La Môle et Margot est l'événement perturbateur du point de vue du scénario et il se décline en deux temps : la scène d'amour dans la rue de Paris n'est que la première partie. Ici a lieu la deuxième partie, qui changera Margot à jamais. On parle d'événement perturbateur dans la construction du scénario (similaire à celle d'un récit) pour désigner le moment où un personnage prend une résolution. La suite du film ne sera que la conséquence de la résolution prise par le héros. La Môle dans les bras de Margot et celle-ci le défendant contre Coconnas constitue le basculement du film. Elle prend conscience de ce qu'est le massacre. Elle était déjà choquée d'avoir assisté dans les couloirs du Louvre au début du massacre mais celui-ci se fait maintenant plus personnel et l'implique totalement. C'est dans ce moment – charnel nous y reviendrons – et dans la déambulation dans les rues de Paris que prend naissance sa tirade adressée à sa mère et à ses frères (cf. 59:36).

 

            Le second basculement peut être trouvé dans la réplique d'Henriette de Nevers et la réponse de Margot. En effet Henriette implique directement la mère et les frères de Margot dans le massacre alors que celle-ci les défend encore. On est là au premier stade de ce qui va être les révoltes de Margot, révolte amoureuse – elle se liera à un seul homme alors que jusqu'à présent la fidélité n'était pas une priorité – et révolte religieuse – elle se lie à un protestant alors qu'elle affirmait haut et fort ne jamais vouloir coucher avec Henri à cause de sa religion.

 

 

II. Une poétique des corps et des couleurs


Nous quittons le domaine du scénario pour nous questionner maintenant sur la mise en scène de Patrice Chereau : comment donner à voir la nuit de la Saint-Barthélémy ? Quels principes président à la mise en scène ? Y a-t-il basculement esthétique en même temps que scénaristique ?

 

 

            1. Un massacre esthétique


Il s'agit d'abord de distinguer les meurtres d'individus connus des spectateurs des meurtres de groupes, représentés par une masse de corps qu'on tue et qu'on déshabille. Il y a clairement une progression dans le massacre : on passe des amis d'Henri (anonymes) dans les couloirs du Louvre, assassiné par des lances, à d'autres anonymes soit dans les couloirs, soit dans les rues de Paris, assassinés également mais aussi dénudés. La rencontre entre Coconnas et le jeune garçon concentre à elle seule ces étapes, ainsi que la suite que nous examinerons dans un deuxième temps. En effet, le jeune garçon croise la route de Coconnas qui lui demande s'il est protestant. Henriette de Nevers tient cela pour une évidence. La chemise du garçon s'ouvre, avant de tomber totalement. Il lui demande de réciter le Credo mais va devoir le tuer : un cadavre de plus. Il faut souligner qu'il y a là un cas individualisé mais qui a une valeur synecdotique. Cela représente sans doute ce qui arrive à tous ceux qui sont soupçonnés d'être protestant : une légère occasion de se convertir ou la mort. Observons aussi la manière dont les travellings et les raccords gros-plan/plan d'ensemble permettent d'intensifier le massacre (et de suggérer un nombre de victimes plus important que celui effectivement vu à l'écran).

 

            À partir de ce corps, nous pouvons voir les masses de corps qui s'accumulent également. Ils remplissent les rues, les couloirs du palais. Ils sont traînés, regroupés par des inconnus. Ils forment des tas, des masses qui sont autant de traduction visuelle de ce qu'a été le massacre. Ils font en outre appel à notre souvenir de tableaux évoquant cette nuit.

 

            Pour mettre en valeur ces corps, il nous reste à analyser le clair-obscur directement issu des tableaux du Caravage (référence assumée par Chereau lui-même, soit dans les interviews, soit dans la note d'intention précédant le tournage). Le choix du clair-obscur est à lier au basculement que représente la Saint-Barthélémy, cette nuit à double face. Elle doit d'une part mettre un terme à la présence protestante et à la menace que celle-ci laisse planer selon les catholiques. D'autre part, du point de vue du film, elle permet de mettre en lumière Margot, elle qui passera de l'obscurité à la clarté, de l'incompréhension de cette nuit à la pleine connaissance des enjeux qui la sous-tendent.

 

 

            2. La place primordiale du sang


La couleur qui domine cet ensemble, au-delà du noir de la nuit, est bien entendu le rouge du sang. Il y a d'abord une diversité des origines du sang : lances, épées et coups de pistolet sont les agents du massacre. Revenons encore une fois sur l'acte de Coconnas : en réaction à un coup de feu et prévenu par Henriette de Nevers, il tranche net la gorge du garçon. La conséquence du geste ne nous est pas épargnée, tout comme l'autre meurtre individualisé (celui du Du Bartas) même si le sang sortait de la bouche et non du corps. Le sang vient des victimes et souille les criminels : il n'y a qu'à suivre la progression des taches de sang sur le vêtement des catholiques – mais aussi sur leur corps même ! Nançay est à cet égard un bon exemple car son visage est rouge du sang de ses victimes dès le début de la séquence, et sous le regard horrifié de Margot. Coconnas également voit son vêtement se couvrir de sang au fur et à mesure de son progression dans les rues et dans le Palais. Mais c'est bien entendu sur le corps de La Môle que ce marqueur se voit le plus. C'est sur lui qu'on tire à plusieurs reprises et c'est sa chemise qui imprime le danger et la mort imminente qui le guette. Le contraste le plus saisissant à même de mettre en valeur le sang est bien entendu celui des corps dénudés : le sang se voit d'autant plus quand il n'y a plus de vêtements. Le sang devient le signe même du massacre, ce qui distingue les vivants des morts, des protestants qu'il reste à tuer encore. C'est là où réside un nouveau basculement.

 

 

III. Une première Passion


La Môle nous permet de souligner que ce massacre est en fait une trajectoire pour l'ensemble des personnages : trajectoire de La Môle qui veut fuir Coconnas et qui trouvera à se réfugier chez Margot, trajectoire parallèle de Coconnas à la poursuite de La Môle, et enfin trajectoire des frères du roi qui vont chez Coligny pour l'achever une fois celui-ci jeté par la fenêtre. L'ensemble de ces trajectoires – qui justifient les travellings dont est parsemée la scène – peuvent nous faire penser à une Passion : La Môle revêt des habits christiques qu'il nous faut étudier. Ce ne sera d'ailleurs pas la seule Passion du film.

 

 

            1. Le chemin de croix de La Môle


La Môle fuit ses agresseurs et notamment Coconnas en premier lieu. Il quitte l'auberge, saute sur les toits, se fait tirer dessus, parvient au Louvre, évite un nouveau coup de pistolet et parvient, en rampant, jusque chez Margot dans les bras de laquelle il finit sa course effrénée. La dimension religieuse de cette trajectoire peut émerger de la manière dont Margot recueille La Môle et s'adresse à Coconnas, véritable pietà :

 

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De là on peut lire rétrospectivement l'ensemble de cette séquence, jusque dans la posture de Coligny, les bras ouverts, en croix :

 

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Loin d'aller vers sa mort, La Môle au contraire, parvient à y échapper. La course-poursuite qui rythmait la séquence s'achève quand ces personnages se rencontrent (à nouveau) et quand Henriette de Nevers renverse définitivement les forces en présence. Ces deux plans peuvent se lire en opposition malgré les points communs, le sang qui domine, le cadrage en plongé soulignant la domination qu'exercent d'une part Coconnas (en amorce) et Guise d'autre part. Opposition entre la solitude de Coligny et la manière dont La Môle est entourée de femmes. Opposition entre le sol sombre et les quelques taches de couleurs des femmes – leur peau notamment, expression d'un espoir d'en réchapper pour La Môle. Cependant, il faut aussi lire cette scène comme une préfiguration de ce qui va arriver au personnage incarné par Vincent Perez. Le sang signalant la mort de Coligny et qui recouvre déjà La Môle est le sang qui va couler (de sa tête) à la fin du film. Ce chemin de croix qui traverse le massacre de la Saint-Barthélémy et qui sert aussi au spectateur pour lire et suivre cette nuit sanglante est un basculement dans l'horreur, présente et à venir. Ce ne sera pas le seul chemin de croix du film. Ce ne sera pas la seule Passion de la Reine Margot. Le film tout entier peut d'ailleurs s'inscrire sous ces termes : passion et Passion.

 

 

            2. La place de la musique


Cette Passion construite en crescendo se développe en parallèle sur la bande-son et notamment à travers la musique. En effet, il est difficile de décider si les coups de tocsin sont un bruitage diégétique ou s'ils sont constitutifs de la musique extradiégétique (ce que l'on peut penser quand on écoute la bande originale du film). Au-delà de notre capacité à répondre à cette question, ce qui importe c'est la manière dont les coups de tocsin sont incorporés dans la musique qui ne cesse jamais lors de la séquence proposée (constituant d'ailleurs une autre justification du découpage pour cette étude filmique). Ce qui fait de cette séquence un tour de force cinématographique, c'est aussi cela : la présence de la musique qui ne s'achève qu'après la rencontre La Môle/Margot, qui ne s'achève que dans un sommet haletant. La musique est un signe de la spécificité de cet ensemble du film. On peut lire régulièrement l'inspiration qu'ont été certains films américains sur la mafia. C'est cet aspect christique qui appuie peut-être plus qu'aucun autre la filiation entre la Reine Margot et le Parrain par exemple. La trajectoire des personnages, que souligne la musique, est le coeur du film, au-delà de toute question de reconstitution historique ou d'adaptation littéraire. Les personnages nous sont donnés comme éminemment humains. En les inscrivant dans un mythe connu de tous, et constitutif du cinéma américain – le mythe christique – les créateurs de la Reine Margot nous rapprochent de ces personnages et cessent d'en faire des êtres purement historiques. La musique va également dans ce sens : elle souligne la trajectoire de l'ensemble des personnages au cours de cette nuit de la Saint-Barthélémy et atteint son sommet en même temps que le scénario en atteint aussi un : La Môle dans les bras de Margot, sauvé.

 

 LT