Programme 2015 : Explication de texte

> Baudelaire – Le Spleen de Paris

Leçon: La fantaisie dans Le Spleen de Paris

 

Entre les années 1820 et 1840, la notion de « fantaisie » va progressivement s’imposer dans la littérature française. Quelques auteurs tels que Charles Nodier, Aloysius Bertrand, Théodore de Banville en sont les représentants les plus actifs, les plus emblématiques mais au-delà de ce cercle qui pourrait paraître étroit, la fantaisie recueille de nombreux suffrages, de Sainte-Beuve qui y voit le « mot d’ordre » de la génération à laquelle il appartient (Revue des deux Mondes, 1840) à Ernest d’Hervilly, un collaborateur de la revue Le Boulevard  qui s’exclame: « Vive la fantaisie, il n’y a d’autre Dieu qu’elle ». Si tous ne sont pas d’accord pour faire de la fantaisie un genre , il existe des éléments de définition relativement  stables pour définir la fantaisie : le refus de l’académisme et de l’esprit de sérieux, le goût de l’étrange, du bizarre et du grotesque, la mise en cause de la vraisemblance et du réel au point que parfois « fantaisie » et « fantastique » deviennent synonymes, le franchissement des frontières du genre et du bon goût, le rapport à la peinture et même à la musique, domaines artistiques dans lesquels la fantaisie s’est d’abord nichée et surtout, la liberté et la légèreté.  Baudelaire semble suivre le train de son siècle : dans Le Spleen de Paris, on relève neuf occurrences du mot « fantaisie » et cela dès la lettre à Arsène Houssaye, pour définir l’œuvre dans son ensemble – une « tortueuse fantaisie ». Notre auteur ne refuse pas non plus la bannière de la Revue fantaisiste, dirigée par Catulle Mendès, où en novembre 1861, il publie neuf  des futurs poèmes du Spleen de Paris mais son acquiescement n’est pas sans réserves. Ces réserves, on les trouve déjà dans la lettre à Houssaye, dans le faux hommage que Baudelaire rend à Aloysius Bertrand, auteur qui est dans un rapport consubstantiel à la fantaisie. S’il constate et se réjouit de faire quelque chose de « différent » de son prédécesseur, ce sera vrai aussi sur le terrain de la fantaisie. Les critiques se précisent dans le Salon de 1859 : « La fantaisie est d’autant plus dangereuse qu’elle est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à l’amour qu’inspire une prostituée et qui tombe bien vite dans la puérilité ou dans la bassesse ; dangereuse comme toute liberté absolue. »  ( La Pléiade p. 797)Dans cette définition qui manifeste l’affinité entre le poème en prose et la fantaisie  on ne retrouve presque rien des définitions conventionnelles préalablement citées, rien à part la liberté. Mais liberté n’est pas ici revendiquée comme une valeur absolue, la méfiance est là, étayée de façon assez étonnante par des critères d’ordre moral. Réfléchir à la place et aux formes de la fantaisie dans les poèmes en prose de Baudelaire nous impose tout d’abord de comprendre ce qu’elle a de profondément spécifique chez cet auteur qui appartient à une autre génération que Sainte-Beuve, Bertrand ou Nodier.  Strict contemporain de Théodore de Banville dont les Odes funambulesques sont l’une des interprétations poétiques majeures de la fantaisie, Baudelaire lui consacre un article dans lequel, entre les louanges, il reproche à Banville de refuser de « se pencher sur [les] marécages de sang, sur [les] abîmes de boue ». (Pléiade p. 1115) Cette dernière citation nous met sur la piste d’une définition plus sombre, plus tragique de la fantaisie.

 

Problématique : Née de l’anti-académisme et du mépris de l’esprit de sérieux, la fantaisie baudelairienne, loin d’être légère et bénigne, ne contribue-t-elle pas à construire un monde infini et inquiétant jusque dans le rire ?

 

Plan :

 

1-      La muse peu fière de la fantaisie

2-      Les jeux du réel et de la fantaisie

3-      La fantaisie, mère du malaise

 

1-      LA MUSE PEU FIERE DE LA FANTAISIE :

 

a-      Une écriture de la dérision

 

Comme le rappelle Antoine Compagnon dans le cours qu’il a donné en 2013 au Collège de France, l’adjectif « petit » présent dans le titre du recueil de Baudelaire ne renvoie pas à la brieveté des textes mais à leur peu de prix.  De la même façon, présenter son œuvre comme un « petit ouvrage » (p. 59)  ou une  « fantaisie » (p. 60), que ce soit humilité ou stratégie, c’est la présenter sous l’angle de la minoration. Le mot « fantaisie » sonne comme un avertissement, il annonce d’emblée qu’on se situera hors des règles et de l’académisme, qu’on ne jouera pas le jeu ;  il annonce une marginalité poétique. Cette marginalité s’exprime à travers une série d’absences, en premier lieu par ce qu’on pourrait appeler une poétique de la soustraction. La fantaisie se définit donc surtout par ce qu’elle n’est pas ou ce qu’elle ne fait pas. Elle se réclame « sans rythme et sans rime » (p. 60), tout comme les choses, dans « Le Confiteor de l’artiste » pensent « sans arguties, sans syllogismes, sans déductions » (p. 64). A l’œil, les textes du Spleen de Paris ne peuvent être identifiés immédiatement à de la poésie, contrairement à ceux d’Aloysius Bertrand  tout en prose qu’ils soient aussi. Littéralement, ils sont informes.  Absences aussi du point de vue référentiel ou énonciatif. Qui parle dans « L’Etranger » et qui désigne le pronom « il » dans « Les projets » (p. 129) ? Entre négligence et liberté, la fantaisie est la moitié du poème en prose nous dit « Le Thyrse ». Baudelaire compare les fleurs autour du bâton à « la promenade de votre fantaisie » et développe toute une isotopie de la courbe : « méandres, sinueuses ; ligne courbe, spirale, arabesque ».  On rajoutera à cette liste « ondulations » et La fantaisie ne va pas droit, sa marche est trébuchante comme celle de « l’ivresse », comme celle du « vertige » auxquels elle est souvent associée. Enfin, Baudelaire parlant de la fantaisie de Rabelais, rappelle que cette dernière doit n’être « ni utile, ni raisonnable », encore une définition par la négative enfonçant encore plus notre notion dans l’inconsistance.

 

b-      Des poèmes orphelins de genre

 

Sans rythme, rime ni forme, le poème en prose est ainsi dire aussi sans genre. Et c’est ce qui créée une si parfaite affinité entre la fantaisie, amie du peu, amie du rien et cette forme poétique indécise dont Michel Murat a théorisé « le caractère second » et qui serait donc par essence une fantaisie. Selon lui, le poème en prose est essentiellement un « recyclage de formes antérieures ».  Ainsi plusieurs poèmes empruntent-ils à l’écriture journalistique, on peut citer le fait-divers tragique à l’origine de« La Corde », les jeux de mots sur « but » et « bière » de « Le Tir et le cimetière ».  . Mais le poème le plus représentatif de la fantaisie est peut-être « Les bons chiens ». Ici l’avertissement est donné à travers le mot « parodos ». C’est être dans la fantaisie que se revendiquer « à côté du chant » et révoquer immédiatement tout esprit de sérieux. Par la suite le poème révèle son aspect hybride en passant de l’éloge paradoxal « je chante le chien crotté, le chien pauvre » à la critique d’art « Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. » (p. 215). Baudelaire décrivant ici un tableau du peintre animalier Joseph Stevens, serait-ce quelque nouveau Salon de notre auteur que nous lisons ? A propos de ces exemples nous pouvons parler de critique fantaisie, d’article fantaisie, dans la mesure où ils sont falsification, falsification du genre codifié de l’article de presse et de la critique d’art, falsification par rapport à la tradition poétique, tout comme le bijou fantaisie n’est pas, de par son peu de prix ,un vrai bijou.

 

c-       Le poète et le premier venu

 

Dans le Salon de 1859, Baudelaire définit la fantaisie comme « la première chose venue interprétée par le premier venu » (La Pléiade, p. 797) et il est vrai que la muse de la fantaisie a cela de remarquable que, moins élitiste que la muse académique, elle n’inspire pas que le poète. Le Spleen de Paris est riche d’exemples de personnages saisis par une « impulsion mystérieuse et inconnue » (p. 78). Parfois le mot de « caprice » est utilisé, parfois celui de « fantaisie » : « j’eus, plus tard, la fantaisie de la revoir » (p. 189), « Puis la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière » (p. 196). Il y a dans « Le mauvais vitrier » et dans « Assommons les pauvres ! »  tout un développement sur ces élans excentriques , tantôt assimilable au Démon de Socrate (p. 209) , tantôt à la smorfia évoquée par Hoffmann dans le chapitre 1 de La princesse Brambilla, cet « étrange caprice des natures un peu farouches ».  On lit pp. 79 et 80 « un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux…étonnée » .Quoiqu’il en soit, le mot « inspiration » (p. 80) établit bien la parenté entre l’acte extravagant des personnages et le processus de création poétique. Soldats de la fantaisie sont aussi les lunatiques qui, sous l’influence d’une « lune sinistre et enivrante » (p. 176) sont voués à une vie entière sous le signe de la négativité : « Tu aimeras… l’eau informe et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas » (p. 178)

 

T : La muse de la fantaisie répartit donc ses dons entre les poètes qui, sous son égide familière, produiront des poèmes dépourvues des armoiries de la rime, du rythme, d’un genre bien défini et les autres hommes qu’elle conduira aux actions les plus excentriques.

 

2-      LES JEUX DU REEL ET DE LA FANTAISIE :

 

a-      L’observateur et le fantaisiste

 

La fantaisie n’est jamais pur délire, folle imagination. Georges Bell, dans la revue La Silhouette  (1860) rappelle que « tout fantaisiste cache un observateur, tout observateur cache un fantaisiste ». Dans Le Spleen de Paris, l’esprit de fantaisie est stimulé par la vue « La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier… je fus pris, à l’égard de ce pauvre homme, d’une haine aussi soudaine que despotique » (p . 81), « A la vue du cimetière » (p. 196). C’est plus largement le spectacle de Paris, de ses êtres  étranges, de ses scènes bizarres qui est source de fantaisie.  « Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? » La saisir est un art, d’où l’emploi du verbe « savoir » et l’une des compétences du poète moderne.  Parmi les êtres étranges que l’on croise dans ce panorama de Paris qu’est le recueil de Baudelaire, citons Melle Bistouri et sa monomanie «Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ? » (p. 201), un plaisant offrant en spectacle son jeu de mot à l’âne « un beau monsieur ganté… approbation à son contentement »(p. 66)

 

b-      Mille versions de la vie

 

On sait la fantaisie féconde capable de générer une temporalité entièrement nouvelle « une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans division de minutes ni de secondes » (p. 105) ou un espace idéal, un « pays singulier… tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donnée carrière », mais dans Le Spleen de Paris elle fait beaucoup plus que ça. Prenons en considération deux poèmes « Les Projets », « Les Vocations » à la structure assez semblable et qui ouvrent l’éventail des possibles, lieux où aimer dans « Les Projets », choix de vie entre le théâtre, Dieu, Eros ou vie de bohème dans « Les Vocations ». La fantaisie n’est jamais une, elle ne connaît que le multiple et l’hétéroclite de la foule, elle a pour mission de déployer l’infini du réel, de feuilleter les différentes possibilités sans que forcément un choix s’ensuive, elle nous fait refaire le monde avec le Diable. « Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création…infatuation humaine » (« Le joueur généreux » p. 149) Elle est mère de l’adjectif « vaste »  onze fois présent dans le recueil pour dilater êtres et choses, elle se veut expansion comme un remède à l’hystérie qui resserre et étrangle. La fantaisie nous fait entrer dans l’alternative, nous fait entrevoir l’intérêt du soir par rapport au jour (« Le crépuscule du soir »), elle devient délire spéculatif dans « La fausse monnaie », poème dans lequel l’emballement de l’imagination est entretenu avec une certaine complaisance, « et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l’esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles ». (p. 145).

 

c-       De la fantaisie au fantastique

 

Si elle naît sur le terreau du réel parisien, la fantaisie peut parfois se déployer jusqu’à intégrer des éléments surnaturels. La progression du réel au fantastique avéré est graduée. Elle commence avec  le violent fantasme de Melle Bistouri. Ce dernier s’impose au narrateur qui, après quelques dénégations, y entre pour partir à la recherche du traumatisme initial de la jeune femme « Peux-tu te souvenir de l’époque et de l’occasion où est née en toi cette passion si particulière ? » (p. 203) Nous nous arrêterons ensuite sur un motif récurrent de l’œuvre, le spectacle des nuages, parfaits objets de fantaisie car mobiles et toujours changeant de forme, cf. « les nuages qui passent » (p. 62)  « l’architecture mobile des nuages » (p. 185). Dans « La soupe et les nuages », il est question de « fantasmagories », c’est-à-dire d’apparition surnaturelle (selon l’étymologie grecque, « phantasia = apparition) , d’une représentation de fantômes partageant avec les nuages la même blancheur « impalpable ».  On peut ici penser aux caprices  au sens pictural, on lit dans les nuages comme dans des tâches de couleur au gré de sa fantaisie . Les personnages du Spleen de Paris semblent procéder à une lecture des nuages comme on essaie Le fantasme et la fantasmagorie  -termes étymologiquement liés à « fantaisie » soulignons l’évidence… -sont donc des modalités de la fuite du réel, d’un réel tragique pour Melle Bistouri (qu’a-t-elle bien pu subir pour avoir besoin de ce délire compensateur ?)  et grotesque pour le narrateur de « La soupe et les nuages ». Avec « Les Tentations » et « Le Joueur généreux » nous entrons de plein pied dans le fantastique puisque ces poèmes mettent en scène des personnages diaboliques. Mais force est de constater que le lien entre fantastique et fantaisie n’est pas celui d’une plus ou moins grande adhésion à la rationalité, le fantastique dans Le Spleen de Paris est intrinsèquement fantaisie car il prend aussi ses libertés par rapport à ce que l’on en connaît à cette époque. Où sont l’inquiétude, l’angoisse quand on lit ses poèmes ? Nulle part… et la familiarité avec laquelle les personnages traitent les divinités de l’Enfer , un « vieux bouc »(p. 149), une « virago…trinquant avec quelques drôles » nous mènent sur la piste d’un fantastique bouffon, impossible à prendre au sérieux. Si avec ces poèmes, on échappe à la tyrannie du réel, ce n’est pas par le surnaturel mais par le rire.

 

 

T : Le fantastique n’est donc pas un degré supérieur de la fantaisie, il est au contraire contaminé par l’esprit de dérision de la fantaisie jusqu’à devenir pure bouffonnerie. C’est que la perversité et la cruauté que révèle la fantaisie n’est pas chez les diables mais chez les hommes.

 

 

3-      LA FANTAISIE, MERE DU MALAISE :

 

a-      Figures de la fantaisie

 

Pour provoquer chez le lecteur un sentiment de malaise, Baudelaire applique au réel  des procédés de déformation : l’hyperbolisation et l’allégorisation. Dans « La femme sauvage et la petite maîtresse », le schéma de domination conjugale est exagéré jusqu’à faire de l’épouse une bête enchaînée ,de l’époux son  « cornac » et donc de franchir toutes les frontières du goût et de la bienséance. La scène décrit s’impose visuellement à notre esprit marquant ainsi le rapport entre la fantaisie et l’art de la caricature.   Baudelaire  joue aussi de l’exagération du contraste dans « Le fou et la Vénus » -la tirade lyrique dans la bouche grotesque du bouffon-  « Laquelle est la vraie » -cette histoire de revenante semble parodier une nouvelle d’Edgar Poe- , « La soupe et les nuages ».  Fancioulle est lui aussi porteur d’un constraste hyperbolique : « Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries » (p. 141), il réalise cette fameuse caractéristique de la modernité qu’est l’union des contraires. Dans « Chacun sa chimère », la malédiction que constitue la destinée humaine quitte le domaine de l’abstraction pour devenir « une monstrueuse bête [agrafée] avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture », monture humaine exposée ici dans toute sa vocation de victime.

 

b-      Les accidents de la smorfia

 

La fantaisie -  ou le caprice, puisque ces mots semblent souvent interchangeables-  est bon serviteur mais mauvais maître. On se souvient que Baudelaire dans le Salon de 1859 la déclarait « dangereuse ». En effet, les êtres qui agissent sous l’impulsion irréfléchie du caprice font souvent œuvre de destruction. A la page 79, nous voyons remotivée, à travers l’exemple de deux des amis du narrateur, l’expression « jouer avec le feu » : Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il si le feu prenait… un autre alluma un cigare à côté d’un tonneau de poudre… pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désoeuvrement ». Dans « Le galant tireur », l’intention de divertissement tourne au meurtre symbolique « la poupée fut nettement décapitée », dans « Le tir et le cimetière » le promenade entre les tombes suggérée par l’enseigne du cabaret débouche sur un grinçant réquisitoire des morts. Tout commence dans la légèreté puis s’oriente vers quelque chose de plus sombre et la fantaisie ressemble trop souvent à une disposition d’esprit satanique. Le sadisme du galant tireur n’est pas un exemple unique. Dans « une mort héroïque », la fantaisie du prince – ou bon plaisir  du tyran- amène à la mort du comédien Fancioulle.

 

c-       Fantaisies monstrueuses de la Nature

 

Ainsi le recueil est-il peuplé de monstres. Et qu’est le monstre sinon une fantaisie de la Nature ? Le Spleen de Paris a cependant pour particularité de rendre objets d’horreur des êtres inattendus, l’enfant de « La Corde », « petit monstre » aux traits convulsés par la pendaison , celui du poème « Le gâteau » qui crache un morceau d’oreille , le vieux saltimbanque dans le poème éponyme. Nous lisons : « Ici la misère absolue, la misère affublée, pour comble d’horreur, de haillons comiques, où la nécessité plus que l’art avait introduit le contraste ». Nous touchons ici au point de convergence entre le rire et la fantaisie, par l’intermédiaire d’une troisième notion, celle du grotesque. Dans De l’essence du rire  en 1855 (La Pléiade, pp. 710-728), Baudelaire oppose le comique significatif dans la tradition moliéresque de la satire des mœurs et de l’intention didactique au comique absolu caractéristique de la pantomime anglaise. Ce comique-là use de la caricature « Par-dessus la farine de son visage, il avait collé crûment, sans gradation, deux énormes plaques de rouge pur. La bouche était agrandie par une prolongation simulée des lèvres au moyen de deux bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait l’air de courir jusqu’aux oreilles. », il est violent, choquant et Baudelaire en donne comme exemple la décapitation de Pierrot « La tête se détachait du cou… mais voilà que, subitement, le torse raccourci, mû par la monomanie irrésistible du vol, se dressait, escaladait victorieusement sa propre tête, comme un jambon ou une bouteille de vin ».  C’est peu de dire qu’il s’agit là d’une conception originale du comique, c’est un comique-ogre  où se rencontrent la mort violente et le rire. Le spectacle qu’offre le vieux saltimbanque est hanté par le souvenir de ce qu’il fut, souvenir que véhiculent ses « haillons comiques » mais l’évidente de la misère fait que le rire tourne à l’effroi.  Quant à la caricature, on la retrouve dans le maquillage des femmes qui « avec leurs yeux creux et leurs joues enflammées [ont] l’air terrible » : la beauté n’est qu’à un pas du grotesque grimaçant. Mais les pires monstres du recueil ne sont-ils pas l’auteur et l’éditeur du Spleen de Paris ? On a beaucoup glosé sur l’offrande serpentine que faisait Baudelaire à Houssaye dans la lettre qu’il lui adresse : « Nous pouvons couper où nous voulons… Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier » (pp. 59-60) Allusion au serpent de la genèse ? On pourrait plutôt voir dans cette fantaisie macabre  quelques réécriture du repas de Thyeste, l’œuvre étant l’enfant sacrifié du couple infernal formé par le poète et l’éditeur.

 

 

Au terme de cette étude nous ne prétendrons pas avoir enfermé la fantaisie (quelle hérésie d’ailleurs !) dans une définition bien stricte mais nous croyons pouvoir dire que c’est justement parce que la fantaisie a partie liée avec l’informe, le difforme, le multiforme que la tâche de la définir est ardue. En outre, si l’on retrouve dans Le Spleen de Paris des éléments de définition traditionnels de la fantaisie tels que le refus des conventions ou la rupture avec le réel sur une gamme allant de l’extravagance  à la mise en scène de personnages diaboliques ,  ce qui marque la spécificité de Baudelaire c’est de tirer la fantaisie vers le macabre, de la dramatiser.  La fantaisie part sur un pied de légèreté avant de tourner au sacrilège et au macabre.

 

NB : une leçon n’est pas un article aussi ne fais-je pas de renvois précis et systématique à mes sources, je signale donc juste avoir lu, outre ceux déjà signalés en bibliographie, les ouvrages ou articles suivants sans les avoir eu cependant tous sous les yeux au moment où je rédigeais.

-          La Fantaisie post-romantique, ouvrage collectif, Philippe Ortel « La tentation de l’imaginaire. Optique et poème en prose chez Baudelaire », Sophie Spandonis « Puisque fantaisie il y a « , J.L Cabanès  « La fantaisie dans la revue fantaisiste »,  actes du colloque de Bordeaux, 1999

-          Alain Vaillant : Baudelaire poète comique (Ouvrage intéressant, consacré au Fleurs du Mal mais qui montre surtout le peu de ponts entre la fantaisie et le comique)

-          Le Dictionnaire du littéraire, Michèle Benoist, article « fantaisie », Aline Loicq, article « grotesque », PUF, 2010