> Baudelaire – Le Spleen de Paris
"Le galant Tireur" pp. 193-194
Explication de texte
INTRODUCTION
Situation
En dépit de ce que dit Baudelaire de l'indépendance de chacun des poèmes du Spleen de Paris, "Le Galant Tireur" que nous étudions aujourd'hui est une vertèbre bien articulée - que ce soit un hasard ou non- à celle qui la précède immédiatement, le poème "Portraits de maîtresses". Ce texte finit sur la confession d'un homme ayant tué une maîtresse trop parfaite dont, du fait même de cette perfection, il ne savait que faire. "Le Galant Tireur" semble faire pendant à ce précédent poème dans la mesure où il montre comment on peut trouver un bénéfice à avoir une femme sotte et superficielle.
[Lecture]
Sujet
Refusé en 1865 par la Revue nationale et étrangère, "Le galant Tireur" fut édité pour la première fois dans Les Œuvres complètes de Baudelaire chez Michel Lévy (1869). On trouve une esquisse de ce texte dans les pages de Fusées (La Pléiade, pp. 1198-1199):
"Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. /- Il ajuste une poupée, et dit à sa femme: Je me figure que c'est toi. - Il ferme les yeux et abat la poupée./ - Puis il dit, en baisant la main de sa compagne: cher ange, que je te remercie de mon adresse!"(1)
L'action est ici réduite à l'essentiel et Baudelaire a visiblement conçu son poème à partir de sa chute pour que l'esprit du lecteur soit impressionné par la froideur sadique du personnage masculin.
Composition et remarques
Le poème définitif compte trois paragraphes.
- Le 1er développe la première partie de l'anecdote initiale: c'est la mise en place du projet de l'homme, les circonstances sont précisées, la présence du narrateur est plus manifeste et l'homme comme la femme font l'objet d'une caractérisation oxymorique, lui dès le titre, elle dans le corps du paragraphe. On notera que l'expression "galant tireur" reste oxymorique soit que l'on prenne "tireur" dans le sens de "celui qui tire au pistolet" soit qu'on lui accorde une signification sexuelle, déjà attesté en 1860 dans le Journal des Goncourt(2). La civilité contre l'agressivité ou bien le code courtois mêlée à la crudité sexuelle.
- Le 2ème paragraphe s'enrichit, par rapport à Fusées d'un effet de renversement: avant de toucher sa cible, l'homme connaît d'abord la frustration de l'échec.
- Le 3ème paragraphe est celui qui souffre le moins de modifications. Mais Baudelaire insiste de nouveau sur la nature double de la femme, répétant en les amplifiant les caractérisants oxymoriques la concernant. Il ouvre aussi à une lecture métatextuelle déjà esquissée dans le 1er paragraphe en nommant explicitement la femme une "muse. Prenant la forme d'un remerciement, la dernière phrase semble valider ce qui vient de se dérouler.
Problématique
Pour définir une problématique, nous nous appuierons sur les éléments qui complexifient l'anecdote de départ, autrement dit, l'insistance oxymorique, la piste métatextuelle et la minoration du sadisme au profit d'une interprétation positive des événements. Dans ce poème singularisé par un usage insistant de l'oxymore, nous nous demanderons donc comment la femme-muse va permettre à l'homme-poète d'accéder à une parole plus authentique réalisant l'union des contraires.
1er MOUVEMENT:
Tout commence par une occasion "Comme la voiture traversait le bois", qui crée le caprice chez un homme apparemment gouverné par son plaisir "il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Le personnage est désigné par le pronom personnel "il" qui trouve sa référence anaphorique dans le titre du poème "Le galant tireur". S'il n'a pas de nom, son statut social se dessine aisément. La possession d'une voiture, le loisir de la promenade, la maîtrise d'un savoir-vivre amoureux et social - la galanterie- et plus que tout l'ennui qui pèse sur lui, tout cela le désigne comme un riche oisif et un dandy. Le personnage est cependant moins superficiel qu'il ne le parait: la première phrase donne plusieurs indices qui le prouvent. S'il importe peu de savoir si "le bois" mentionné est proche de Paris ou de Bruxelles, il convient de rappeler que le bois, espace plus humanisé que l'inquiétante forêt est traditionnellement un lieu de "rencontre intime avec des forces et des êtres surhumains"(3). Il est d'autant plus clair que le personnage va vivre quelque chose de décisif que ce "tir" dans lequel il se rend a toutes les apparences d'une fête foraine. En effet les fêtes foraines se situaient souvent à la lisière des villes, entre la ville et la forêt peut-on imaginer. Or, dans Le Spleen de Paris, la fête foraine est souvent un lieu de l'épreuve: pensons à "La femme sauvage et la petite maîtresse" poème dans lequel un personnage masculin traîne son insupportable compagne à une fête foraine pour lui donner , en guise d'avertissement, le spectacle d'une femme avilie, pensons aussi au spectacle pathétique qu'offre le vieux saltimbanque à un personnage "homme du monde" (c'est-à-dire "artiste" comme le rappelle dans les notes de son édition J-L Steinmetz) dans un terrible effet-miroir. D'autre part, l'utilisation de l'italique et de la majuscule quand il est question de "tuer le Temps», donnent un relief particulier au divertissement que se propose le personnage. L'italique infléchit l'expression toute faite vers sa remotivation: il s'agit de tuer au sens propre. Et de tuer non pas une entité abstraite mais sa personnification. Baudelaire met en place un jeu entre le propre et le figuré qui se prolongera dans le deuxième paragraphe. Remarquons aussi qu'un contraste s'établit entre ce qui était donné comme un caprice anodin et l'enjeu "métaphysique"(4) de ce tir. Ne pourrait-on pas y voir la preuve, au-delà d'une volonté de divertissement, de tensions internes que le personnage peine à gérer?
La deuxième phrase prend la forme d'une question, rendant par-là plus manifeste la présence du narrateur: "Tuer ce monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun?". La question, outre le fait qu'elle cautionne le projet du personnage, inscrit le lecteur dans une expérience universelle de l'ennui, universelle et indéniable, la phrase étant plus une demande de confirmation qu'une véritable interrogation. Observons aussi que le narrateur apparaît comme seul maître de la parole. Alors qu'il intervient dans le cours du récit pour poser une question, il ne rapporte qu'au discours indirect les propos du personnage ce qui confère à ces derniers un certain degré d'effacement.
La troisième phrase "Et il offrit galamment sa main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie" s'enchaîne à la précédente par le coordonnant "et", procédure banale mais qui tend ici à instaurer un lien entre "ce monstre-là" et "sa chère, délicieuse et exécrable femme", lien que la suite confirmera quand la femme sera l'objet de la violence de l'homme. On retrouve dans le portrait de la femme le même système d'opposition entre les termes: elle est à la fois "chère, délicieuse», pourvoyeuse de "plaisirs" et origine du "génie" de son compagnon qu' "exécrable" et source de "douleurs". Notons au passage qu'une fois le tri établi, ce sont les qualificatifs mélioratifs qui l'emportent... Si la femme est monstrueuse, c'est qu'elle est composée d'éléments contradictoires et divers, comme les chimères -monstres avérés - sont différents animaux cousus entre eux. Elle forme avec le "galant tireur" un couple bien assorti. Tous des monstres, pourrait-on dire... Mais si l'on excepte le soubassement inquiétant et encore implicite que contient l'envie de "tirer quelques balles", le personnage masculin semble encore bien lisse. après l'adjectif "galant" du titre, nous voyons apparaître l'adverbe correspondant "galamment": "Et il offrit galamment... femme". Qu'est réellement cet homme si galant? Un être qui maîtrise les gestes et les paroles codifiées de la courtoisie, un être civilisé, tout entier dévoué à sa femme? L'insistance avec laquelle le narrateur appuie sur ce qualificatif doit sonner dans notre esprit comme une alarme et nous dévoiler tout le dérisoire de cette attitude. Trop galant, le personnage est comme paralysé, figé dans sa componction, sa raideur et son impassibilité, bien moins vivant que sa monstrueuse compagne. La fin de la phrase ouvre les perspectives d'une interprétation métapoétique: au simple couple formé par un homme et une femme, succèdent le couple de la muse (si la femme est "mystérieuse" c'est que sa nature n'est pas entièrement humaine) et du poète. Plus encore que le terme mystérieuse" c'est l'expression "à laquelle il doit (...) une grande partie de son génie"Un poète, sa muse, un bois... Baudelaire va renouveler plaisamment la rencontre de Ronsard et de sa muse dans la forêt de Gastine(5)
2ème MOUVEMENT:
Le paragraphe central du poème va donc mettre en scène plus encore que le coup de pistolet, le "coup de génie" inspiré au poète par sa compagne-muse. L'action repose sur un renversement simple: le personnage commence d'abord par échouer: "Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé", le "plafond" forme une limite triviale aux aspirations du personnage. La femme qui n'existait jusque-là qu'à travers la description du narrateur et les attitudes passives de celle qui écoute ou prend la main qu'on lui offre, sort brusquement de l'ombre à travers un rire fou: "La charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux". La mention du lien conjugal semble replacer l'enjeu sur le terrain intime et l'incapacité de l'homme à "tirer" correctement prend les allures d'un fiasco sexuel. L'interprétation sexuelle ne nous semble pas la plus pertinente pour rendre compte de la totalité du poème mais nous retiendrons seulement que cette présence fantomatique d'une éventuelle défaillance sexuelle sert à renforcer l'humiliation dont est victime le personnage masculin. C'est en riant que la femme renforce sa position de muse, muse peu académique ce qui dans l'univers de la modernité baudelairienne est tout à son crédit (cf. "Les bons Chiens" p. 213 "arrière la muse académique! je n'ai que faire de cette vieille bégueule"). Chez la muse moqueuse, le souffle inspirateur est remplacé par un rire trivial et cruel mais dont l'efficacité va vite être avérée. "Celui-ci se tourna brusquement vers elle": en cette proposition se trouve le point de bascule du texte, stylistiquement marqué par l'emploi du passé simple qu'appuie aussi le sémantisme de l'adverbe. C'est aussi un changement de personnalité qui s'observe puisque pour la première fois on voit le personnage sortir d'une bienséance sans rapport avec la brusquerie présente. Il prend alors la parole: alors qu'aux lignes 2-3 du poème le discours du personnage était rapporté au style indirect sans mention précise d'un destinataire, le narrateur fait le choix d'un discours direct clairement adressé à "elle", la femme. L'homme est piqué et son ton se fait autoritaire, prescriptif, il guide le regard de la femme: "Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine." Il offre à la femme une vision caricaturale d'elle-même. Comme la cible, la femme est elle-même une poupée, un être sans consistance - le TILF nous rappelle que le mot, quand il s'applique à une femme prend souvent une valeur dépréciative. Et que l'on trouvait déjà dans Le Rouge et le Noir de Stendhal - et les deux relatives coordonnées "qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine" complotent ensemble pour dénoncer l'arrogance de cette femme. Nous remarquons que si la galanterie s'exerce encore dans les mots, le vouvoiement et l'apostrophe " cher ange", la parole du personnage semble déjà contaminée par sa rage, en est témoin cette tournure familière "porter le nez en l'air". Autrement dit, le personnage rejoint le narrateur dans une appréciation contrastée de la femme. On pourrait aller jusqu'à dire que le personnage du "Galant tireur" que nous avons déjà identifié comme potentiel poète est peut-être même le praticien d'une poésie galante, expression à prendre comme archétypale d'une poésie du passé, mièvre et idéalisante.
"Eh bien! cher ange, je me figure que c'est vous": avec cette phrase à la résonance sadique, tant elle sous-entend une violence intérieure jusque-là tue et relègue la prétendue galanterie de l'homme au rang de masque et de mensonge, l'homme adresse à la fois un avertissement et un hommage à sa compagne. Il dévoile son scénario fantasmatique au centre duquel est la femme. Position de victime pour cette dernière? Peut-être pas... Essayons de lire cette déclaration comme la preuve que l'homme, pour agir, est dans la dépendance de la femme, centre de ses préoccupations et moteur de ses actes. A travers le mot "figure", qui est un terme de rhétorique, la dimension métapoétique affleure encore, c'est dans l'ordre de l'art que la femme va apporter à l'homme sa contribution décisive.
La phrase suivante "Et il ferma les yeux": manière pour le personnage de retrouver son théâtre intérieur, celui où, loin de la galanterie, il outrage sa compagne, celui où il enferme ses pulsions sadiques. "Et il lâcha la détente": le personnage, inspiré par sa muse moqueuse, est saisi par le furor, mais un furor dévoyé dans le contexte, non celui qui pousse le poète à pousser son chant mais celui qui pousse Achille à prendre les armes(6). La répétition du cordonnant "et" (l. 11, 14, 17, 17) insiste sur un enchainement causal inéluctable des faits. Le rire de la femme déclenche un cataclysme intérieur qui ne peut qu'aboutir à un meurtre. L'ultime phrase du paragraphe, par sa brièveté, signe la victoire sans bavures de l'homme, "La poupée fut nettement décapitée". Au projet initial de" tuer le Temps" au sens propre s'est donc substitué celui de tuer sa femme en effigie, une réalisation moins spectaculaire, nous en conviendrons. Il n'en apparaît pas moins que pour que le dandy échappe à l'ennui qui l'accable, Thanatos doive faire rendre gorge à Eros.
3ème MOUVEMENT
Le dernier paragraphe est le plus bref, mais il est animé par des tensions contradictoires. D'une part, le personnage masculin retrouve les gestes de la courtoise, "s'inclinant; "baisant respectueusement la main" et l'on voit réapparaître, amplifiés, les termes antithétiques qui caractérisaient la femme: "sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse". Nous voici donc revenus au début du poème ou la femme n'existait déjà qu'à travers "la main" que son compagnon lui offrait et qu'il lui baise à présent, revenus à l'équilibre artificiel que permet d'afficher la galanterie. La surenchère des caractérisants antithétiques donne l'image d'un enfoncement "inévitable", fatal dans une relation toxique d'amour-haine. Remarquons que la femme-muse voit maintenant les termes qui la caractérisent glisser majoritairement vers le péjoratif (3 contre 2), elle est dite "impitoyable": c'est attribuer à son rire le même pouvoir mortifère qu'un coup de feu. Mortifère mais salutaire... aussi la chute prend-elle la forme d'un hommage soulignant le bénéfice de ce rire: "Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse!" S'il est empreint d'humour noir, c'est que ce remerciement avoue l'absolue dépendance du poète par rapport à sa muse et le besoin qu'il peut parfois ressentir d'en secouer le joug. Les trois dernières lignes du texte prouvent d'ailleurs que le poète a bien raison de remercier la muse puisqu'on y discerne une évolution linguistique. Alors que sa galanterie nous était très tôt apparue comme superficielle et fausse au regard de ses sentiments réels, le personnage parvient à ce que l'on pourrait appeler une parole de vérité. L'épreuve dont nous parlions dans la première partie de l'explication, épreuve de la muse moqueuse, est qualifiante car elle voit le poète parvenir à verbaliser sa violence et surtout à pratiquer l'union des contraires. Car le remerciement contient aussi une menace latente, un avertissement inquiétant. Le personnage-poète doit en effet beaucoup à cette muse exaspérante, il lui doit la capacité moderne d'intégrer le négatif. Cette évolution dans le langage était malicieusement annoncée par l'adverbe "respectueusement" utilisé par le narrateur, qui fait entendre "tuer" au milieu de "respect" - ce qui correspond d'ailleurs au plan du poème. Le poème finit donc sur les propos du personnage cités au discours direct. Le temps n'est plus où le narrateur était seul à tenir un discours d'union des contraires, le personnage est maintenant pleinement maître de sa parole et des ambiguïtés qui y sont inhérentes.
CONCLUSION
"Le galant Tireur" met en scène un personnage en proie à une violence et à des contradictions qu'il essaie de refouler, ou du moins de lisser mais qu'une muse exaspérante va lui permettre d'assumer. Le poème peut se lire comme une parodie de l’inspiration, la relation entre la muse et le poète se transformant en une scène de sadisme. Le sort qui est fait à la femme pourrait faire accuser Baudelaire de misogynie, la réalité est plus complexe. C'est parce que la femme est double, "ange" et bête qu'elle est inspiratrice d'une poésie nouvelle, et qu'elle sauve le personnage-poète de la galanterie, avatar euphémisant de l'impuissance et de l'idéalisme creux. En cela, nous la rapprocherons de la "vraie Bénédicta, une fameuse canaille" (cf. p. 181) qui, elle aussi, tire le poète du piège de l'idéal.
FV
(1) J'ai mis des barres pour montrer à quels paragraphes du poème correspondent les différentes étapes de l'anecdote initiale.
(2) Source: Trésor informatique de la langue française : http://atilf.atilf.fr/
(3) Source: Encyclopédie des symboles, ss la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque, 1997
(4) Patrick Labarthe: Petits Poèmes en Prose, Foliothèque, 2000, p. 115
(5) Ronsard: Les Odes, "A la forêt de Gastine" (1550)