Programme 2015 : conférence

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"Le Spleen de Paris, une poésie par accident?", conférence prononcée le 12 décembre 2014 à l'université de Paris 10 Nanterre.

Par Jean-Michel GOUVARD
Université de Bordeaux-Montaigne – EA 4195


 

Le Spleen de Paris, une poésie par accident ?

Conférence prononcée le 12 décembre 2014 à l’Université de Paris 10 Nanterre

 

Jean-Michel Gouvard

Université de Bordeaux-Montaigne

T.E.L.E.M. EA 4195

 

            Lorsque, le 26 août 1862, Baudelaire publia dans La Presse neuf de ses « petits poèmes en prose », il les fit précéder d’une lettre ouverte adressée à Arsène Houssaye, que Théodore de Banville et Charles Asselineau décidèrent de placer en tête du Spleen de Paris, lorsqu’ils se chargèrent d’éditer les œuvres complètes du poète, pour le compte de Michel Lévy, à la fin des années 1860. Cette lettre, ainsi transformée en préface à une œuvre dont rien ne dit qu’elle eût nécessairement pris cette forme si Baudelaire avait pu la mener à son terme1, se termine par les mots suivants : « Sitôt que j’eus commencé le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire. »

 

Si on prêtait un sens littéral à ces lignes, elles signifieraient qu’en composant des « petits poèmes en prose » Baudelaire ne savait pas vraiment ce qu’il faisait, puisqu’il n’obtient que « quelque chose », et encore est-ce par « accident ». Le commentaire autonymique, « si cela peut s’appeler quelque chose », peut signifier que « cela », c’est-à-dire, rappelons-le, les poèmes qu’il publie le 26 août 1862 dans La Presse, est « quelque chose » dans le sens d’une « chose quelconque » ; ou bien que le terme « quelque chose » peut sembler inapproprié à désigner un poème en prose, non pas parce que « quelque chose » est une dénomination dévalorisante, mais parce qu’un tel poème n’est même pas « quelque chose », et pourrait finalement n’être rien. Dans un cas comme dans l’autre, le produit de l’activité créatrice s’en trouve dévalorisé, et ce quelque chose, ou ce presque rien, est encore dégradé par le fait qu’il est présenté comme le résultat fortuit d’un « accident » – comme si le poème, dans sa forme finale, échappait à son auteur, dont le statut est de facto remis en cause.

 

            Cependant, on ne saurait recevoir une lecture aussi littérale, non seulement parce qu’elle irait à contre-sens de la tonalité ironique sous-jacente à toute la lettre, comme l’a bien montré Steve Murphy dans le premier chapitre de Logiques du dernier Baudelaire2, mais aussi parce qu’elle entrerait en contradiction avec ce que l’on sait de Baudelaire, à la fois pour ce qui est de sa manière de travailler, et des procédés de composition qui étaient les siens.

 

Quand on lit sa correspondance, ou que l’on examine les corrections qu’il a apportées sur les brouillons, les épreuves d’imprimerie, ou encore les différents états publiés d’un même texte3, il est évident, et bien connu, que Baudelaire attachait la plus grande importance au moindre détail, à tel point qu’il a pu écrire à Gervais Charpentier, le 20 juin 1863 : « ce que je livre à une imprimerie est parfaitement fini » (Cor. II, p. 307). Dans ses échanges épistolaires avec ses éditeurs et les directeurs de revues, on le voit souvent fulminer pour un mot déformé ; batailler pour que les protes respectent la ponctuation qu’il a choisie, laquelle traduit à ses yeux « non seulement le sens, mais la déclamation » ; ou encore défendre avec force arguments ses choix lexicaux qui, parfois, paraissaient si curieux à ses interlocuteurs que ceux-ci se permettaient de retoucher le texte.

 

            De même, sa conception de la poétique, au sens étymologique du terme, était à l’unisson des préceptes qu’il avait trouvés sous la plume d’Edgar Allan Poe, appliqués à l’art de la nouvelle. Dans « Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages », une étude qu’il publia en 1852, dans La Revue de Paris, Baudelaire souligne une propriété « stylistique » de l’écrivain américain, en recourant à une métaphore souvent citée : « Dans les livres d’Edgar Allan Poe, le style est serré, concaténé ; la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au but » (OC II 283). Cette idée que l’œuvre est orientée téléologiquement, et que tous les procédés tendent à ménager un effet final, est à combiner avec une autre caractéristique, que Baudelaire dégage dans ses « Nouvelles notes sur Edgar Poe », qu’il publia en 1857, en tête de la première édition des Nouvelles Histoires extraordinaires : « (la nouvelle) a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant » (OC II 332). Ainsi, les deux qualités se soutiennent l’une l’autre : les flèches volent toutes au but, mais pour obtenir une plus grande « intensité de l’effet » que l’on souhaite produire, il convient que l’œuvre soit brève. D’où, selon Baudelaire, la préférence que Poe octroya à la nouvelle sur le roman, car la brièveté de celle-là lui permettait de préserver la densité du propos, et d’empêcher le lecteur d’échapper aux « mailles de ce réseau » que l’écrivain a tissé pour le capturer – et le captiver.

 

            Ces propos sont aisément transposables à la poésie de Baudelaire, d’autant plus qu’il a lui-même suggéré une telle transposition, en analysant dans les mêmes termes son propre travail de composition. Par exemple, dans une lettre à Alphonse de Calonne, datée du 8 janvier 1859, il avance : « Je suis un de ceux (et nous sommes bien rares) qui croient que toute composition littéraire, même critique, doit être faite et manœuvrée en vue d’un dénouement » (Cor. I 538), ce qui revient à dire que, pour le poète aussi, « toutes les flèches volent au but ». Un an plus tard, dans une lettre à Armand Fraisse, datée du 18 février 1860, il s’exclame : « Quel est donc l’imbécile (c’est peut-être un homme célèbre) qui traite si légèrement le Sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique ? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. […] Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc. donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne ? […] Tout ce qui dépasse la longueur de l’attention que l’être humain peut prêter à la forme poétique n’est pas un poème » (Cor. I 676). Le lien entre la brièveté de l’œuvre et l’« intensité de [son] effet » est une fois de plus souligné, et explicité par une suite de métaphores dont on relèvera l’ancrage « parisien » : « un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade » – où seuls font peut-être exception les rochers, mais ils ont pu être inspirés par ceux érigés artificiellement dans les espaces verts qui commençaient de voir le jour à Paris, suite aux travaux d’urbanisme ordonnés par Napoléon III. La préférence ainsi donnée au « morceau de ciel aperçu par un soupirail » plutôt qu’au « grand panorama vu du haut d’une montagne », s’applique parfaitement au Spleen de Paris, dont les textes, tous brefs, puisqu’ils ne dépassent pas quelques pages pour les plus longs d’entre eux, et atteignent à peine la taille d’une courte nouvelle pour « Mademoiselle Bistouri » ou « La Corde », apparaissent comme autant d’aperçus sur la « grande ville », la « fourmillante cité », ou, pour user d’une métaphore sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie de cette étude, comme autant de croquis saisis sur le vif de tel ou tel aspect de la vie parisienne. Et le « style serré » qui est le leur, les « mailles » du « réseau tressé » qu’ils dessinent ne sauraient que viser à un seul but, atteindre le centre d’une cible idéale, vers lequel volent toutes les « idées », toutes les « flèches », sinon les piques, décochées par le poète.

 

Ainsi, il est tout à fait impossible de considérer que Baudelaire ait pu sérieusement avancer que ses poèmes en prose étaient « quelque chose » survenu par « accident ». Si la fin de cette lettre a quelque signification, ce ne saurait être que par antiphrase : si Baudelaire suggère que ce qu’il a composé en se lançant dans l’aventure des petits poèmes en prose est survenu par « accident », cela ne peut être que parce que cet « accident » est « juste ce qu’il a projeté de faire ». Nous chercherons à déterminer pourquoi dans la suite de cet exposé, et nous nous demanderons tout d’abord comment il convient de s’y prendre, en littérature, pour avoir un « accident ».

 

 

*

 

Dans les premières pages de Logiques du dernier Baudelaire, Steve Murphy rappelle quelques anecdotes sur Baudelaire, qui montrent combien il aimait surprendre ses semblables. Maxime du Camp relate ainsi qu’il se serait présenté un jour chez lui avec les cheveux teints en vert, et que son hôte, qui le connaissait bien, se serait abstenu de lui faire la moindre remarque sur le sujet, ce qui aurait laissé le poète complètement dépité. Que cette historiette soit vraie ou fausse, ou qu’elle procède d’une amplification d’un autre fait plus anodin, importe peu : elle est révélatrice de la réputation de mystificateur qui était celle de Baudelaire, et de ce qu’il aimait surprendre, dérouter, choquer. Cette propension de son caractère se retrouve jusque dans la manière qu’il avait de réciter ses propres œuvres, comme en témoigne Jules Levallois, dans son livre de souvenirs, Milieu de siècle. Mémoires d’un critique. L’auteur y rapporte que Baudelaire réunissait ses amis « dans quelque modeste café de la rue Dauphine […]. Le poète commençait par commander un punch ; puis quand il nous voyait disposés à la bienveillance […], il nous récitait d’une voix précieuse, douce, flûtée, onctueuse, et cependant mordante, une énormité quelconque, le « Vin de l’assassin » ou la « Charogne ». Le contraste était réellement saisissant entre la violence des images et la placidité affectée, l’accentuation suave et pointue du débit » (pp. 93-94). Hormis que la situation décrite, dans un café, autour de quelques amis, n’est pas sans évoquer le cadre dans lequel a lieu le petit dialogue de « Perte d’auréole », on relèvera le contraste entre la tonalité séduisante du propos, laquelle est qualifiée de « précieuse, douce, flûtée, onctueuse, et cependant mordante » et pourrait correspondre à celle affectée par plusieurs énonciateurs des petits poèmes en prose, et ce que l’on pourrait appeler la « nature » du poème qu’il récite, lequel est qualifié d’« énormité » par Levallois, et dont les deux exemples cités, empruntés aux Fleurs du Mal, sont explicites : « Le Vin de l’assassin » met en scène un ivrogne qui avoue, sans aucun remords, avoir tué sa femme ; et « Une Charogne » donne la parole à un « galant », pour reprendre un terme qui revient à plusieurs reprises dans Le Spleen de Paris, qui compare sa maîtresse à un corps en décomposition rencontré au détour d’un chemin. Ce dernier poème prête même à l’énonciateur la posture que Levallois attribue à Baudelaire, puisqu’il s’exprime avec des accents précieux et dandies, alors qu’il profère effectivement des « énormités ». L’incipit :

                        Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,

                                      Ce beau matin d’été si doux […]

 

n’est pas sans rappeler les premières lignes des « Yeux des pauvres » ou de « La Femme sauvage et la petite maîtresse », et il ne serait pas difficile de montrer que ces deux poèmes en prose associent eux aussi une tonalité « précieuse, douce, flûtée, onctueuse, et cependant mordante », avec un thème particulièrement provocateur, ainsi que d’autres titres du Spleen, tels que « Assommons les pauvres », « Le galant tireur », « La fausse monnaie », « L’horloge », « Perte d’auréole », « La Corde », « Mademoiselle Bistouri », ou encore le quatrième volet de « Portraits de maîtresses ».

 

            Cette volonté de « surprendre » le lecteur ou l’auditeur a depuis longtemps été relevée par les commentateurs de l’œuvre baudelairienne. Graham Robb, dans son remarquable essai sur La poésie de Baudelaire et la poésie française, en fait l’un des points de départ de sa réflexion sur le travail du poète. Selon lui, la situation de la poésie française dans les années 1830-1840 était telle qu’il était devenu très difficile, après les grands maîtres romantiques, de sortir des pratiques et des clichés que ceux-ci avaient imposés, de telle sorte que, en cherchant une voie nouvelle, une nouvelle manière de composer de la poésie, Baudelaire ne pouvait que prendre le risque de surprendre – et de ne pas être compris du plus grand nombre. Cette idée n’est pas nouvelle. Même si elle conduit son auteur à de moindres développements, on la rencontre déjà sous la plume de Paul Valéry, dans la conférence qu’il prononça le 19 février 1924 à la Société des Conférences de Monaco, laquelle fut publiée ensuite, après avoir été réécrite, sous le titre de « Situation de Baudelaire » : « Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l’âge d’écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d’abolir. Son existence littéraire qu’ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois, est nécessairement suspendue à la négation au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l’espace de la renommée […]. Il s’agit de se distinguer à tout prix d’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en plein vigueur. Le problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc –, se poser ainsi : ‘être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset’. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, – et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’Etat. » La métaphore finale signifie que Baudelaire  ne pouvait se dérober au fait que, pour être un « grand poète », il devait veiller à n’être ni untel, ni untel, etc. Et il ne fait pas de doute que, dans les dernières années de sa vie, il a vu dans la poésie en prose un ultime moyen pour se démarquer définitivement de ses aînés, et faire œuvre originale.

 

            Les propos de Valéry rapportés ci-dessus sont souvent cités, mais ils s’inspirent probablement d’un petit texte de Sainte-Beuve qui est moins connu, et que celui-ci avait adressé à Baudelaire afin de l’aider à élaborer sa défense, lorsqu’il était aux prises avec la justice, suite à la publication en 1857 de la première version des Fleurs du Mal. On lit, dans ces « Petits moyens de défense tels que je les conçois », les propos suivants (cités par Claude Pichois in OC I 1218) :

 

       Tout était pris dans le domaine de la poésie.

          Lamartine avait pris les cieux, Victor Hugo avait pris la terre et plus que la terre. Laprade avait pris les forêts. Musset avait pris la passion et l’orgie éblouissante. D’autres avaient pris le foyer, la vie rurale, etc.

          Théophile Gautier avait pris l’Espagne et ses hautes couleurs. Que restait-il ?

          Ce que Baudelaire a pris.

Il y a été forcé.

 

 

Ce témoignage rappelle que l’articulation entre la volonté de surprendre et le souci de se démarquer des romantiques n’est pas une trouvaille de la critique du vingtième siècle. Les contemporains de Baudelaire, lorsqu’ils ne versaient pas dans le dénigrement, faute de comprendre l’œuvre, avaient déjà relevé ce trait. C’est aussi le cas de Théophile Gautier, par exemple, lequel, après la mort du poète, publia du 7 mars au 18 avril 1868, dans L’Univers illustré, un très bel hommage, qui servit ensuite de préface à l’édition des œuvres complètes chez Michel Lévy, la même année. Gautier y développe entre autres la réflexion suivante, qui recoupe directement ce que nous cherchons à souligner : « Quoiqu’il soit bien évidemment romantique d’intention et de facture, on ne saurait rattacher par un lien bien visible Baudelaire à aucun des grands maîtres de cette école. Son vers, d’une structure raffinée et savante, d’une concision parfois trop serrée et qui étreint les objets plutôt comme une armure que comme un vêtement, présente à la première lecture une apparence de difficulté et d’obscurité. Cela tient, non pas à un défaut de l’auteur, mais à la nouveauté même des choses qu’il exprime et qui n’ont pas encore été rendues par des moyens littéraires. Il a fallu que le poète, pour y parvenir, se composât une langue, un rythme et une palette. Mais il n’a pu empêcher que le lecteur ne demeurât surpris en face de ces vers si différents de ceux qu’on a faits jusqu’ici. » Même si Gautier parle de l’œuvre en vers, il va de soi que ses propos s’appliqueraient tout autant aux poèmes en prose, grâce auxquels Baudelaire aura pu se forger « une langue, un rythme et une palette » qui lui appartiennent en propre, et qui n’en laissent pas moins « le lecteur […] surpris. »

 

            Cette volonté de surprendre, sinon de dérouter, se retrouve dans la correspondance du poète, lorsqu’il parle du recueil qui allait devenir Le Spleen de Paris. Il déclare ainsi vouloir composer un ouvrage « plus singulier » que Les Fleurs du Mal, avec « plus de liberté » et « plus de raillerie ». Et quand il parle du recueil en lui-même, il recourt fréquemment à des couples antithétiques, qui forment comme un paradigme programmatique. Le Spleen vise ainsi à associer la « tendresse » et la « haine », le « sérieux » et la « frivolité », ou à être à la fois « effrayant et bouffon », « pénétrant et léger » ou encore « badin et profond ». Ces associations contradictoires, plus ou moins inspirées de l’esthétique romantique, mais reprises et réorientées dans le cadre du projet baudelairien, ne sont pas nécessairement à prendre au pied de la lettre, même si certains rapprochements, comme celui de l’« effrayant » et du « grotesque », sont certainement opératoires pour quelques textes, comme par exemple « Une Mort héroïque ». Elles témoignent surtout de la volonté de se singulariser, à la fois sur la scène littéraire, mais aussi par rapport à son œuvre en vers antérieure.

 

 

*

 

            Sur le plan thématique et, d’un point de vue plus discursif, pour ce qui est de certains choix descriptifs ou narratifs, il est patent que bien des textes du Spleen de Paris sont « surprenants ». Mais faire ce constat ne permet pas de rendre compte de l’intention de Baudelaire, car nombre de textes publiés dans les années 1850 à 1880 sont, quel qu’en soit l’auteur, susceptibles d’être qualifiés de « surprenants ». On ne saurait donc réduire l’esthétique du Spleen à une esthétique de la « surprise », fût-elle poétique. Il convient d’articuler la volonté de surprendre, et la nécessité de se démarquer des poètes romantiques, avec un autre procédé, qui est celui de la distanciation. Celle-ci passe entre autres par le recours à ce que j’ai appelé dans mon manuel sur Le Spleen de Paris le « cadrage énonciatif »4. La plupart des poèmes du recueil mettent en scène un énonciateur qui s’exprime à la première personne et, selon une convention ancestrale, cette première personne devrait être a priori plus ou moins identifiable avec la figure du poète. Mais, dans Le Spleen de Paris, l’association de cette voix avec « le » poète n’a rien d’évident, et elle n’est même pas toujours l’expression d’« un » poète, puisqu’elle peut aussi être le fait d’un personnage-type tel que le « galant », le « dandy », ou un simple « promeneur ». Pourtant, quelle que soit l’identité de cet énonciateur, son énonciation est le plus souvent mise en scène de manière appuyée, au début et/ou à la fin des poèmes. « La femme sauvage et la petite maîtresse » en donne l’un des exemples les plus nets. Le texte s’ouvre par des propos qui font entendre la voix d’un « galant », qui s’avère vite l’être bien peu :

 

Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié; on dirait, à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets. […] Tenez, je veux essayer de vous guérir; nous en trouverons peut-être le moyen, pour deux sols, au milieu d’une fête, et sans aller bien loin.

                Considérez bien, je vous prie, cette solide cage de fer derrière laquelle s’agite, […] ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vôtre.

 

La jeune femme à laquelle ces mots sont adressés n’est pas seulement comparée à un « monstre poilu », mais aussi associée, dans un rapport de comparaison, avec « les glaneuses sexagénaires » et « les vieilles mendiantes ». On peut bien entendu y voir cette fascination toute baudelairienne pour l’association du beau et du laid, du jeune et du vieux, mais ce ne sont là, sous des catégories esthétiques, qu’une traduction des rapports sémantiques antithétiques que cet incipit met en œuvre. Lesquels non seulement « surprennent » ou « déroutent », mais posent le problème de l’instance énonciative qui assume ce discours, tant il est, justement, surprenant ou déroutant par son propos, tant il semble constituer une « énormité ». Or cette instance énonciative est soulignée par des apostrophes comme « ma chère », des adverbes énonciatifs comme « vraiment », ou des performatifs visant à réassurer l’échange langagier, comme « je vous prie » ; de telle sorte que, sur la forme comme sur le fond, elle est « donnée à voir » et, ce faisant, dénoncée comme telle, si bien que les propos qui sont tenus apparaissent comme subjectifs, et sujets à caution. Et le texte ne sort pas de cette fiction énonciative qui est sienne. Il se clôt par des propos de la même veine : « Si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide ». L’image finale de la bouteille vide, qui réifie la jeune femme après en avoir fait un monstre, poilu ou chargé d’années, constitue peut-être l’acmé de ce discours désobligeant, mais rien ne vient rompre l’illusion du cadre énonciatif. Baudelaire nous donne à entendre, à entrevoir « par un soupirail », pour reprendre une image que l’on a citée plus haut, un jeune galant, sa compagne, et un spectacle de foire tel qu’il en existait à l’époque dans les fêtes foraines, mais il ne nous dit pas comment lire ce passage, s’il accorde quelque crédit à l’un ou à l’autre des protagonistes, s’il faut ou non plaindre la jeune femme, et le « monstre poilu » qui est son analogue.

 

          « Les yeux des pauvres » ne fonctionne pas autrement, avec un incipit tout aussi provocateur, et tout aussi explicite quant à sa mise en scène énonciative :

 

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer ; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

 

et il s’achève par une clausule visant un même effet, dans laquelle l’énonciateur constate combien « il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et [combien] la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment ! » Steve Murphy, dans l’étude qu’il consacre à ce poème, a montré que l’énonciateur, qui se dit compatissant envers les pauvres qui le dévisagent, contrairement à sa compagne, n’a peut-être pas de motivations beaucoup plus louables qu’elle5. Et on ne peut, par ailleurs, s’empêcher de penser que c’est aussi une « pensée […] incommunicable » que Baudelaire tente dans ces lignes de cerner et d’exprimer, par ces moyens nouveaux qu’il expérimente dans Le Spleen de Paris.

 

            Certaines pièces procèdent de façon moins appuyée. Ainsi, « Le Joujou du pauvre » s’ouvre sur une assertion a priori anodine : « Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent », laquelle est suivie de considérations générales sur les jouets qui, pour finir, sont illustrées par un exemple. Mais le « divertissement innocent » prend la forme d’un jeu cruel, où deux enfants s’amusent avec un rat enfermé dans une cage, ce qui rend problématique l’identification de l’énonciateur, et de l’intention qui est sienne. Ailleurs, c’est la seule clausule qui contribue à mettre à distance le contenu du poème, comme par exemple dans « L’Horloge ». Cette pièce commence par développer une anecdote sur le fait que les Chinois lisent l’heure dans l’œil des chats, pour ensuite dérouler une rêverie sur ce qu’évoque, pour le poète, l’œil de son chat, « la belle féline ». Ce second volet emprunte une partie de ses procédés à l’esthétique des correspondances, et suggère une étroite coïncidence, sur le plan énonciatif, entre le poète et l’énonciateur. Mais il se termine par une considération aussi intempestive qu’inattendue, qui remet en cause la lecture « sérieuse » que le lecteur a naturellement été tenté de faire des lignes qui précédaient : « N’est-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment méritoire, et aussi emphatique que vous-même ?  En vérité, j’ai eu tant de plaisir à broder cette prétentieuse galanterie que je ne vous demanderai rien en échange. » On y retrouve une apostrophe ironique, « Madame », qui n’a que l’apparence du respect, puisqu’elle est aussitôt démentie par une formule lapidaire, « aussi emphatique que vous-même », et le texte apparemment « poétique » que l’on vient de lire est qualifié de « prétentieuse galanterie », c’est-à-dire de vaine poésie galante, pour paraphraser la formule, qui ne vaudrait pas plus que le « rien » que le poète en demande « en échange », comme s’il allait de soi que la poésie se marchande, alors que c’est là une idée bien peu baudelairienne.

 

L’ironie peut être encore plus discrète, lorsqu’elle passe par les connotations induites par tel ou tel terme, comme par exemple l’adjectif « fraternitaire », à la fin de « La Solitude », ainsi que je l’ai montré dans un article publié récemment, et auquel je me permets ici de renvoyer6. Et elle est parfois absente ou, du moins, très atténuée, comme par exemple dans la clausule de « Mademoiselle Bistouri » : « Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La vie fourmille de monstres innocents. – Seigneur, […] ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! O Créateur! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ? » Ces lignes mentionnent le cadre de la grande ville, mettent en exergue le statut de promeneur du narrateur, lequel avait déjà été souligné dans l’incipit, et parlent de « monstres innocents », un syntagme où l’association des deux termes est presque oxymorique et réalise cette réunion des contraires dont on a vu plus haut qu’elle était, dans la correspondance de Baudelaire, définitoire du projet du Spleen. Toutefois l’appel vibrant à Dieu tend à établir une distanciation non pas tonale, mais qui pourrait être qualifiée d’« idéologique », dans la mesure où la sincérité de cette prière ne semble pas devoir être remise en cause, pour ce qui est de l’énonciateur qui la prend en charge, si bien qu’il semble difficile de faire de cette « voix » un analogue de Baudelaire. Il en irait de même, par exemple, de la clausule d’« A une heure du matin », dont le poète-narrateur partage assurément des points communs avec ce que l’on sait du quotidien de l’auteur du Spleen, mais ne lui est pas non plus réductible.

 

            Ces dispositifs qui mettent à distance les représentations véhiculées par le texte, et grèvent l’interprétation naïve que l’on en pourrait faire, combinés avec le caractère « surprenant » qu’offrent le plus souvent ces mêmes représentations, ont pour conséquence de les « donner à voir » sans pour autant, à cause de la distanciation même qui est établie, en proposer une clé de lecture. Cette stratégie rompt avec celle des « grands » poètes romantiques qui, de Lamartine à Hugo, en passant par Vigny, se présentent comme des « mages », pour reprendre la formule de Paul Bénichou7, et qui, avec un poème, quel qu’en soit le thème, fournissent toujours la clé interprétative, même si celle-ci implique une lecture ironique. Cette liberté que Baudelaire laisse au lecteur contribue tout autant que les représentations véhiculées par le texte à le « surprendre ». Celui-ci reste dans l’incertitude quant aux intentions véritables du poète, et on commence à mieux cerner en quoi les poèmes en prose du recueil peuvent alors être « quelque chose » par « accident ».

 

*

 

Il reste néanmoins à spécifier la nature des images qui sont ainsi représentées. Le lien entre celles-ci et la « grande ville », pour reprendre la formule qui est employée dans la clausule de « Mademoiselle Bistouri » que l’on vient de citer, est explicite, et il a été souligné par Baudelaire dans la lettre-préface à Arsène Houssaye, dans des termes célèbres, et souvent cités depuis :

 

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de  la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

                C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

 

Ce rapport essentiel entre le choix de la « prose poétique » et les « villes énormes » se trouve en germe dès les prémices de l’œuvre. Comme on le sait, « Le Crépuscule du soir » et « La Solitude », les deux premiers poèmes en prose que publia Baudelaire, en 1855, le furent dans le recueil d’hommages à Denecourt, Fontainebleau – Hommage à C. F. Denecourt. – Paysages – Légendes – Souvenirs – Fantaisies, qu’édita Fernand Desnoyers, chez Hachette (pp.73-80). Or, dès la fin de 1853, ou le début de 1854, Baudelaire adressait à Desnoyers une lettre dans laquelle il esquisse déjà l’idée d’un rapport nécessaire entre la ville et l’expression des « mouvements lyriques de l’âme » : « Mon cher Desnoyers, vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n’est-ce pas ? […] Mais, vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux et que mon âme est rebelle à cette singulière religion nouvelle […]. Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse musique qui roule sur les sommets me semble la traduction des lamentations humaines » (Cor. I 248). On trouve dans ces lignes l’amorce de ce qui allait devenir Le Spleen de Paris, et une justification du titre et de l’articulation à laquelle il procède entre le « spleen » et « Paris », entre les « lamentations humaines » et l’« étonnante ville » qu’est Paris.

 

Il convient de compléter ce projet esthétique par la modernité que le poète revendique, par contraste avec l’œuvre d’Aloysius Bertrand, toujours dans la lettre ouverte à Houssaye : « C’est en feuilletant […] le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand […], que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne […] le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque ». On ne s’y trompe pas : sous l’apparent éloge du petit romantique que fut Bertrand, Gaspard de la Nuit appartient au passé, et l’appréciation ironiquement hyporistique, « si étrangement pittoresque », ne laisse aucun doute sur la distance critique dont fait preuve Baudelaire envers son prédécesseur – contrairement à Houssaye. En peignant les « lamentations » de la « grande ville », Baudelaire prétend épouser au plus près la « vie moderne », le Paris et la société dont il est le contemporain en ces années 1850 et 1860.

 

Or, si l’on se tourne vers l’œuvre critique de Baudelaire, on ne peut qu’être sensible au fait que le poète tient un discours similaire, à la même période, sur ce qui fait à ses yeux l’essence même de la caricature, une pratique artistique qu’il appréciait tout particulièrement, et qui connaissait alors un véritable âge d’or, suite à l’essor de la presse. Ainsi, dans son étude sur « Quelques caricaturistes français », qui parut le 1er octobre 1857 dans Le Présent, il écrit à propos de Carle Vernet : « les images triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures, sont souvent le miroir le plus fidèle de la vie » (OC II 544). Puis, cherchant à caractériser l’œuvre d’Honoré Daumier, qu’il admire, il dit ceci :

            Je veux parler maintenant de l’un des hommes les plus importants, je ne dirai pas seulement de la caricature, mais encore de l’art moderne […]. On devine qu’il s’agit de Daumier.

                C’est un tohu-bohu, un capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne, tantôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et grotesques, toutes les honorabilités politiques. […]

                Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu’elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons. (OC II 549)

 

On ne peut qu’être frappé par la similitude des propos entre ce que Baudelaire dit du Spleen de Paris (voir supra) et ce qu’il avance au sujet de Daumier. On retrouve dans les lignes qui précèdent plusieurs couples antithétiques, similaires à ceux qu’il utilise pour cerner le projet du Spleen : « tantôt bouffonne, tantôt sanglante », « affublées de costumes […] grotesques, toutes les honorabilités politiques », « trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons ». De même, l’expression la « grande ville » se retrouve dans la clausule de « Mademoiselle Bistouri », et les « monstres innocents » qui y sont dénommés, dont la jeune femme collectionneuse de médecins fournit un exemplaire, trouvent un écho dans les « vivantes monstruosités » que Baudelaire aperçoit dans les portraits de Daumier.

 

            Deux semaines après avoir publié son étude sur les caricaturistes français, le poète récidivait, dans la livraison du 15 octobre 1857 du même journal, en s’intéressant cette fois-ci à « Quelques caricaturistes étrangers », dont Goya : « Goya […] unit à la gaieté, à la jovialité, à la satire espagnole du bon temps de Cervantès, un esprit beaucoup plus moderne, ou du moins qui a été beaucoup plus cherché dans les temps modernes, l’amour de l’insaisissable, le sentiment des contrastes violents, des épouvantements de la nature et des physionomies humaines étrangement animalisées par les circonstances. […] Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable » (OC II 568). De nouveau, « les contrastes violents » et le motif du « monstre » sont présents, associés à l’expression des « temps modernes ».

 

            Il semble ainsi légitime de proposer une grille de lecture du Spleen de Paris qui en ferait, métaphoriquement, un catalogue de caricatures, une collection de types humains caractéristiques de cette « grande ville » qui incarne au mieux la « vie moderne ». Or, la caricature a une propriété bien connue, qui la distingue par exemple du dessin proprement dit, c’est le recours à des traits appuyés, ou, pour le moins, à la déformation de certains traits physionomiques. Ce faisant, le dessinateur cherche à exprimer quelque chose qui relève de la critique, en représentant dans telle ou telle particularité physique telle ou telle disposition morale. Mais il ne fait pas que cela : il représente aussi, en recourant au trait appuyé, le fait même qu’il est en train de dessiner puisque, dans le sens littéral et abstrait du terme, cela se « voit ». Et, d’un certain point de vue, Baudelaire ne fait pas autre chose dans une très grande majorité de pièces du Spleen : lui aussi recourt à des effets appuyés et, ce faisant, met en scène, énonce et dénonce tout à la fois, le fait qu’il est en train d’écrire – et de critiquer.

 

            Sous sa plume, cela se traduit par exemple par sa prédilection pour les images qui unissent un élément concret et un élément abstrait. Ce trait « appuyé » est caractéristique de son style, et il a été relevé dès le vivant de l’auteur, parfois à son détriment, pour le dénigrer. On en trouve de multiples occurrences dans Le Spleen de Paris, dans des formules telles que « ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l’inconnu » (« Le Désir de peindre ») ; « A quel démon bienveillant dois-je d’être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums ? » (« La Chambre double ») ; « Un vrai pays de Cocagne […] où la vie est grasse et douce à respirer ; […] où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois » (« L’invitation au voyage ») ; etc8. L’exemple sans doute le plus significatif de la perspective interprétative que je cherche à dégager dans cette communication est celui de la clausule d’« Un hémisphère dans une chevelure » : « Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs. » Cette image finale constitue typiquement un de ces « effets appuyés » qui invitent à rapprocher l’esthétique du Spleen de celle de la caricature. Baudelaire réalise ici l’une de ses associations entre registre concret et registre abstrait les plus osées du recueil, et elle fut bien perçue comme telle en son temps, ainsi que le rappelle incidemment Jean-Luc Steinmetz dans l’une des notes de son édition critique. Le 11 octobre 1862, Pierre Véron publiait dans Le Journal amusant quelques lignes à charge contre ce final : « J’entends d’ici M. Baudelaire dire au restaurant : – Garçon ! priez donc le chef de ne pas laisser tous les soirs des souvenirs dans la soupe ! » Cette anecdote reflète l’esprit dans lequel était rédigé nombre d’entrefilets de la presse de l’époque, mais elle montre surtout que, en son temps, une image telle que « je mange des souvenirs », qui peut ne plus surprendre autant les lecteurs post-modernes que nous sommes, était perçue comme prêtant le flanc à la caricature, sans doute parce qu’elle-même procède par des voies « caricaturales », par des effets si appuyés et si singuliers que le poète prenait aussi le risque d’être incompris.

 

            L’image qui est ainsi donnée à voir chez Baudelaire choque, surprend, déroute, mais c’est justement parce qu’elle procède ainsi qu’elle est nouvelle, moderne, et vraie, comme une caricature – et que le poète peut prétendre faire œuvre originale. Ainsi, lorsque le 25 mars 1865, dans une lettre qu’il adresse à Champfleury, il joint des « Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier », destinés à servir de préface de l’Histoire de la caricature moderne que son ami s’apprête à publier, il ne fait guère de doute qu’il pense aussi à lui-même quand il écrit :

 

Celui dont nous t’offrons l’image,

Et dont l’art, subtil entre tous,

Nous enseigne à rire de nous,

Celui-là, lecteur, est un sage.

C’est un satirique, un moqueur ;

Mais l’énergie avec laquelle

Il peint le Mal et sa séquelle,

Prouve la beauté de son cœur.

 

A tel point que l’on peut voir dans ces vers l’esquisse d’un « art poétique », dont les « petits poèmes en prose » seraient l’illustration.

 

Baudelaire, en rédigeant Le Spleen de Paris, a peut-être fait « quelque chose » par « accident ». Mais cet accident, loin d’être imprévu, est ce vers quoi tend tout le poème : il est « juste ce qu’il a essayé de faire ». Toutes les flèches volent vers un même but : produire « quelque chose » qui plonge le lecteur dans l’incertitude quant à l’interprétation qu’il convient d’en donner. Et s’il en est ainsi, c’est assurément parce que le dernier Baudelaire cherche, dans Le Spleen de Paris comme dans les poèmes en vers qu’il écrit alors, à représenter un monde dont la compréhension est problématique, à l’instar de la société moderne dans laquelle il vit, et où il se sent comme un « étranger », en tant que poète et artiste. Et peut-être aussi en tant qu’homme.

 

 

Notes

 

1. Voir Jacques Dupont, « Le Spleen de Paris, une fiction critique ? », L’Année Baudelaire, n°16, 2012 ; Jean-Michel Gouvard, « Le Spleen de Paris, une œuvre inachevée », in Charles Baudelaire. Le Spleen de Paris, Ellipses, 2014, pp. 3-39.

2. Steve Murphy, « Ce que renferme la lettre ouverte A Arsène Houssaye », in Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du ‘Spleen de Paris’, Champion, 2007, pp. 35-66.

3. Pour Les Fleurs du Mal, on consultera L’Atelier de Baudelaire : Les Fleurs du Mal, de Claude Pichois et Jacques Dupont, 4 volumes, Champion, 2005.

4. Voir Jean-Michel Gouvard, § 38 à 51, op. cit., pp. 57-78.

5. Steve Murphy, « Misère de la commisération : Les yeux des pauvres », op. cit., pp. 243-276.

6. Jean-Michel Gouvard, « Sur les notions d’égalité, de fraternité et de citoyenneté dans Le Spleen de Paris », in Lectures du ‘Spleen de Paris’, édité par Steve Murphy, Presses Universitaires de Rennes, 2014, pp. 297-306.

7. Paul Bénichou, Les Mages romantiques, Gallimard, 1988.

8. Pour des développements, voir Jean-Michel Gouvard, « § 57 Termes abstraits et termes concrets », op. cit., pp. 89-92.

 

Bibliographie

 

Sources primaires

 

Le texte du Spleen de Paris est conforme à la version qu’en donne Jean-Luc Steinmetz dans son édition au Livre de Poche, 2003.

Les autres œuvres et la correspondance sont citées d’après l’édition de Claude Pichois dans la collection « La Pléiade », Gallimard. Les Œuvres complètes, tomes I et II, sont référencées OC I et OC II (1975 et 1976) ; et la Correspondance, tomes I et II, est référencée Cor. I et Cor. II (1973 pour les deux tomes).

 

Bibliographie secondaire

 

Dupont, Jacques, « Le Spleen de Paris, une fiction critique ? », L’Année Baudelaire, n°16, 2012.

Gautier, Théophile, Charles Baudelaire, Rivages Poche, 2013.

Gouvard, Jean-Michel, Charles Baudelaire. Le Spleen de Paris, Ellipses, 2014.

Gouvard, Jean-Michel, « Sur les notions d’égalité, de fraternité et de citoyenneté dans Le Spleen de Paris », in Lectures du ‘Spleen de Paris’, édité par Steve Murphy, Presses Universitaires de Rennes, 2014, pp. 297-306

Levallois, Jules, Milieu de siècle. Mémoires d’un critique, La Librairie illustrée, 1895.

Murphy, Steve, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du ‘Spleen de Paris’, Champion, 2007.

Murphy, Steve (éditeur), Lectures du ‘Spleen de Paris’, Presses universitaires de Rennes, 2014.

Pichois, Claude, et Jacques Dupont (éditeur), L’Atelier de Baudelaire : Les Fleurs du Mal, 4 volumes, Champion, 2005.

Robb, Graham, La Poésie de Baudelaire et la poésie française, Aubier, 1993.

Valéry, Paul, « Situation de Baudelaire », in Œuvres II, Gallimard, « La Pléiade », 1957, pp. 598-613.