> Baudelaire – Le Spleen de Paris
"Les bienfaits de la lune" pp. 177-179
Explication de texte
INTRODUCTION
Situation
L’un des motifs les plus intéressants du Spleen de Paris est celui du don. On le retrouve dans le serpent qu’offre Baudelaire à Arsène Houssaye dans sa lettre liminaire, mais aussi dans « Le Don des fées », « Les Tentations », « La fausse monnaie », « Le Joueur généreux » et « Le Gâteau ». A examiner ces poèmes, il apparaît que le don est souvent piégé et qu’il ouvre sur des conséquences tragiques, catastrophiques. Aussi quand on aborde « Les Bienfaits de la lune », poème auquel sera consacré notre explication et qui évoque le sort que jette une déesse-lune à une enfant nouvelle-née, est-on tout de suite tenté de voir dans ce titre la marque de l’antiphrase. Outre cette inscription dans le réseau thématique du don, le poème entretient un lien fort avec celui qui le précède dans le recueil, « Le Désir de peindre », publié pour la première fois en revue en 1863 comme « Les Bienfaits de la lune ». Si l’on a conscience que l’ordre des poèmes tel que nous le connaissons n’est peut-être pas celui que Baudelaire aurait choisi, il n’en reste pas moins que la lecture que nous faisons enchaîne ces deux poèmes et fait ressortir à nos yeux le motif de la femme marquée par l’influence d’une lune maléfique et qui inspire à l’homme un désir de soumission.
Sujet
Le poème « Les Bienfaits de la lune » met donc en scène le peuple secret des lunatiques mais le dispositif énonciatif est tout autre que dans « Le Désir de peindre ». Alors que dans ce dernier poème, la femme est évoquée à la troisième personne, « Les Bienfaits de la lune » forment un discours adressé à la femme, comme pour lui raconter sa propre histoire.
Composition
Le poème est construit autour d’un rapport logique de cause/conséquence. Les lignes 1 à 35 constituent un récit au passé donnant l’explication de la soumission fascinée du poète à la femme exprimée dans les lignes 36 à 40. On distinguera trois mouvements :
- 1er mouvement (l.1 à l. 16) Récit montrant comment la lune a jeté son emprise sur la femme à laquelle s’adresse le narrateur.
- 2ème mouvement (l. 17 à 35) Discours rapporté de la lune. Sort qu’elle jette à l’enfant.
- 3ème mouvement (l. 36 à 40) Retour au présent et à la voix du narrateur.
Problématique
Une première lecture suffit pour comprendre la correspondance entre la femme et la lune. Mais le poème repose sur une relation triangulaire entre la femme, la lune et un narrateur qu’on n’aura garde d’oublier. Ne serait-il pas possible de lire ce poème comme l’affirmation d’une ressemblance entre le narrateur/poète et la divinité lunaire ? Ce récit aux allures de mythe, puisqu’il dévoile l’origine du mystère féminin, ne serait-il pas aussi l’illustration de la transformation, la re-création que fait subir l’artiste à son modèle ?
1er MOUVEMENT
Le premier paragraphe du poème montre d’emblée que la lune dont il sera question n’est pas l’astre satellite de la terre. Tout d’abord grâce à la proposition relative explicative « qui est le caprice même » qui nous fait glisser du domaine de l’astronomie à celui de la psychologie voire de la psychopathologie, ensuite grâce aux verbes coordonnés « regarda » et « se dit » qui imposent l’image d’une lune personnifiée. Elle apparaît cependant bien différente des divinités associées à la lune dans la mythologie gréco-latine, Séléné, Artémis ou même Hécate. La lune dont il est question ici est celle qui gouverne les esprits et qui, à l’image du caprice qu’elle incarne, rend fantasque. C’est donc par un regard que tout commence et la destinataire du narrateur apparait dans la vulnérabilité de l’enfance et du sommeil , « pendant que tu dormais dans ton berceau » , comme la victime de ce regard. Tout marque en effet le caractère inconséquent et imprévisible de la lune, tout d’abord la syntaxe ondulante de la phrase, coupée à deux reprises par une subordonnée, d’abord une relative puis une circonstancielle, ensuite l’exclamation « Cette enfant me plaît ! ». La décision est soudaine, non motivée, l’illustration même du caprice. Rapidité d’un sort qui bascule face à la lubie de la lune et transforme la petite en élue. Si la personnification de la lune place le poème sous les auspices du merveilleux, le pronom « tu » y fait au contraire entrer le réel. En effet, le lecteur est naturellement tenté d’identifier ce « tu » à « Melle B. » dédicataire du poème. Et si « tu » » est Melle B., le narrateur est le poète… Le poème se présente donc comme une fiction racontée à une femme réelle. Ce qui trahit la fiction, outre les aspects merveilleux, c’est l’omniscience dont fait preuve le narrateur. On est ici dans le fantasme. Il ne s’agit pas de révéler à la femme une vérité inconnue d’elle-même mais de la récrire, de la reprogrammer, de la saisir à travers une explication si étrange soit-elle.
Le coordonnant « et » marque l’enchaînement immédiat entre la formulation du désir de la lune et l’exécution de son projet. La première partie de la phrase fait naître dans notre esprit l’image d’une créature au pied ouaté et léger, méconnaissant la différence entre le palpable et l’impalpable comme le montre l’expression « escalier de nuages ». Les qualificatifs « moelleusement, sans bruit, tendresse souple » semblent décrire une divinité bienveillante. Elle semble « paisible et discrète » comme on peut le lire dans « Le Désir de peindre ». Cette impression ne se confirme cependant pas et c’est une représentation de la lune en démon nocturne qui va s’imposer à nous. C’est par effraction qu’elle rentre dans la chambre, « à travers les vitres ». La phrase suivante « elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère » superpose à l’image du rodeur, celle plus dérangeante encore du violeur et de la mère incestueuse. On pense à la « succube » du poème des Fleurs du mal, « La Muse malade » qui exerce la même action débilitante sur la muse. C’est par la violence érotique qu’est suggérée la façon dont la lune exerce son emprise sur l’enfant. La fin de la phrase « et elle déposa ses couleurs sur ta face » est peut-être encore plus intéressante. Il n’est plus ici question de violence mais du geste d’un artiste, d ‘un peintre. Notons qu’au mot plus valorisant, plus gracieux de « visage », le narrateur préfère « face » qui évoque la superficie, la netteté d’une toile vierge. La phrase coordonne donc deux propositions , l’une évoquant le viol nocturne d’une enfant, l’autre l’acte créateur. La syntaxe tend à poser donc les deux actions comme des équivalences ! Nous nous trouvons donc face à la possibilité d’une interprétation métatextuelle : l’emprise de la lune sur ses créatures est comparable à celle que l’artiste exerce sur ses personnages. Devenir une créature de la lune implique tout d’abord une transformation physique « Tes prunelles… bizarrement agrandis », qui fait entrer l’enfant dans un ordre esthétique nouveau. La métamorphose est scellée par l’échange des regards, le gérondif « en contemplant » répondant au verbe « regarda » dans le paragraphe précédent. La contemplation suggère aussi, en même temps qu’une fascination qui endort, une certaine passivité et l’impossibilité pour l’enfant de se soustraire au processus. Sa pâleur n’est pas celle du canon esthétique du 19ème siècle, elle est extraordinaire, spectrale et donc anormale. Associée au vert, elle évoque une certaine morbidité. La lunatique est une créature marquée au sceau du bizarre. La fin du paragraphe le confirme : nous avons déjà dit que l’intrusion de la lune dans l’espace intime de la chambre était implicitement comparée à celle d’un rodeur et d’un violeur. C’est maintenant aux assauts d’un assassin que la petite a affaire : « et elle t’a si tendrement… pleurer ». Voilà confirmé l’étouffement qu’annonçait la phrase « elle s’étendit sur toi avec la tendresse souple d’une mère ». Autrement dit, c’est d’une mort dont l’enfant fait l’expérience, ce qui explique que son physique devienne celui d’une revenante d’Edgar Poe. La mélancolie qui la frappe « tu en as gardé… pleurer » est comme le souvenir d’un séjour entre les morts. Nous avons bien reconnu dans ce début de poème un schéma du conte de fées tel qu’on peut le trouver par exemple au début de « La Belle au bois dormant », avec une fée qui distribue ses dons à l’enfant nouveau-né. Mais la lune, contrairement à ce que promet le titre et le mot « bienfaits » occupe le rôle de la méchante fée, de la mauvaise mère incestueuse et criminelle, qui voue l’enfant à la mort. La perversion du conte est avérée et en même temps la définition du poème en prose comme texte « second ».
Dans le troisième paragraphe, la lune perd son caractère personnifié. Elle se dématérialise pour n’être plus que lumière, les termes « phosphorique, lumineux, lumière vivante » nous l’indiquent. L’imparfait du verbe « disait » étend le procès pour faire valoir l’impact des paroles sur la destinée de l’enfant.
2ème MOUVEMENT
Presque la moitié du poème (18 lignes sur 40) est consacrée à rapporter les paroles prononcées par la lune devant l’enfant et qui visent à déterminer sa vie future. « Tu subiras éternellement » : le sémantisme du verbe « subir » indique qu’en dépit du titre, c’est plutôt une malédiction qu’une bénédiction que lance la lune. L’adverbe « éternellement » nous entraîne hors de la mesure humaine et confirme la dimension surnaturelle de la transformation. La première partie de la prophétie affirme la soumission de l’enfant à la lune, prisonnière du « baiser » fatal de cette dernière. L’emprise se manifeste de trois façons différentes, à travers l’apparence physique, les goûts et les hommes aimés. « Belle à ma manière » nous fait penser à la définition baudelairienne du beau bizarre, déjà amorcée dans le paragraphe précédent à travers le portrait de l’enfant en morte-vivante. Le jeu des personnes, « Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et qui m’aime » marque la relation en miroir entre l’enfant et la lune. Les goûts et les choix amoureux de l’enfant seront marqués par l’anormalité (« l’eau, les nuages » donc le mauvais temps plutôt que le soleil antonymique d’une lune, connue en outre pour gouverner les marées), la frustration , comme nous le disent les constructions négatives « le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaitras pas » et les états extrêmes, une sensibilité mêlée de sensualité. « les parfums qui font délirer ; les chats qui se pâment… douce ». Il est curieux de remarquer que dans cette énumération l’on reconnait certains des éléments les plus typiques des Fleurs du Mal, « Les fleurs monstrueuses » bien sûr, mais aussi les « parfums » et les « chats ».
La deuxième partie de la malédiction jetée à l’enfant pourrait apparaître comme un contrepoids, une compensation puisqu’elle annonce la domination de l’enfant sur le peuple masculin des lunatiques « Et tu seras aimée… courtisans ». Nombreux sont les parallélismes entre la première et la deuxième partie, ainsi « le lieu où ils ne seront pas » répond à « le lieu où tu ne seras pas », « les fleurs sinistres » aux « fleurs monstrueuses ». Quant au mot « encensoirs » il appartient lui aussi au lexique baudelairien, on pense immédiatement en le lisant à « Harmonie du soir ». les parallélismes servent essentiellement à marquer la gémellité, les affinités et les ressemblances entre créatures masculines et féminines de la lune. Chacune des deux parties du discours de la lune se termine par un point d’exclamation, expression de la sidération, de l’effarement face à la marginalité du sort promis. Mais l’essentiel est ailleurs. Tout d’abord rappelons que ce sort jeté à l’enfant entre dans le cadre d’une parole magique, une parole performative qui agit et change le statut de celle à qui elle s’adresse. Ensuite, nous devons nous rappeler que ce qui est présenté comme un discours rapporté de la lune est en fait une entière création du poète, un mythe qu’il bâtit face au mystère insondable qu’est la femme. Les références aux Fleurs du Mal que nous avons relevées servent à nous faire comprendre que ce n’est certes pas la lune qui s’exprime mais bien le poète. Un poète qui s’adresse donc à la femme-muse à qui il est libre de faire subir toutes les transformations possibles dans le cadre de son œuvre poétique. Une fois jetées les bases de cette analyse, on peut aller plus loin et établir une analogie complète entre la parole poétique et la parole magique, riches toutes deux en répétitions et en procédés incantatoires, capables toutes deux de transformer une femme en créature inquiétante et cela « éternellement » (cf. l. 17) puisqu’elle y gagne l’immortalité littéraire. Une lecture superficielle du poème nous laisse à penser que l’enfant est le reflet de la lune, mais c’est entre le poète et la lune qu’il existe une vraie analogie.
3ème MOUVEMENT
Le dernier paragraphe nous ramène au présent de l’énonciation, « Et c’est pour cela… maintenant couché à tes pieds ». Le poète se décrit dans une posture d’un esclave « couché à tes pieds » qui apparaît comme la concrétisation du sort jeté par la lune. Cela dit, n’est-on pas là dans une représentation quelque peu caricaturale de la soumission de l’homme à la femme, du poète à la muse ? Le poète se dit soumis mais nous voyons qu’il possède plusieurs caractéristiques de la lune impérieuse. Comme elle, il est près de la femme en position allongé, comme elle il la regarde, comme elle il est dans une position parentale puisqu’il l’appelle « chère enfant gâtée » et comme elle, il est séduit. L’enfant plaisait (l. 3) à la lune, elle inspire à l’homme quelque chose de l’ordre de l’hommage fasciné ou de la déclaration d’amour. L’apostrophe oxymorique « Maudite chère enfant gâtée » a une valeur explicative et indique ce qui est à la source du sentiment amoureux chez le poète. L’adjectif « chère » remotive positivement « maudite ». La femme est « chère » parce qu’elle est « maudite » aussi comprenons-nous pourquoi peut-on parler sans ironie des bienfaits de la lune. Le sort jeté à l’enfant semblait la promettre au bizarre, à la tristesse et au manque mais par cela même, il lui assure l’amour du poète. Mais fausse est la soumission qu’affiche le poète, car s’il aime la femme ce n’est pas pour elle-même mais en tant que personnage modelé et recréé par lui. Ce dernier paragraphe se caractérise par des phénomènes d’expansion syntaxique, les trois adjectifs de l’apostrophe « maudite chère enfant gâtée » et les trois périphrases redondantes au niveau sémantique « le reflet de la redoutable divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques ». C’est de la part du poète brandir son pouvoir. A milles lieues de ce que semble annoncer sa posture adoratrice il est, face à une femme programmée pour être silencieuse (NB : l. 19 la lunatique est vouée au silence mais ce ne sera pas la cas de son homologue masculin),celui qui a les mots. Le dernier mot du poème « lunatiques » fait écho au premier « la lune » et cette circularité confirme l’enfermement et l’emprise, non pas celle de la lune sur la femme, mais celle du poète sur sa créature.
Le conte que narre le poète à la femme aimée, contient des éléments connus de tous les lecteurs de Perrault, une enfant au berceau, une fée maléfique et un sort qui donne à l’enfant l’apparence de la mort. Mais l’enjeu du poème n’est pas de faire une réécriture de « La Belle au bois dormant », mais de proposer une réflexion sur la création poétique, ou plus précisément la relation homme-femme dans ses rapports avec la création poétique. Face au mystère que représente la femme, le poète n’a d’autre solution que de la recréer à travers un récit aux allures de mythe, de la posséder (dans tous les sens du terme) en la faisant mourir en tant que personne pour mieux la faire renaître comme personnage, jeune fille maladive et morbide comme chez Poe ou oxymore personnifié. Le récit lunaire ne sert alors qu’à métaphoriser la possession exercée sur la femme et à faire de la parole poétique l’équivalent d’une parole magique ayant tout pouvoir sur les êtres et les choses. Bienfaits de la lune ? Ceux qui arrachent l’obscure Melle B. à l’anonymat pour en faire un personnage de l’univers baudelairien.