Programme 2014 : Explication de texte

> Stendhal – Le Rouge et le Noir

pp. 372-374 "Le voir, le tirer... le jeune diplomate et son ami"

Explication de texte

  

INTRODUCTION

Situation

 Les sévices paternels , les humiliations vécues ou seulement ressenties, un tempérament susceptible et ardent font de Julien Sorel un être marqué par la violence, marqué par le besoin d’en découdre et de se faire respecter. Pensons à son « air méchant » qui fait peur à Mme Derville, pensons à ces armes – un compas au séminaire- qu’il transporte toujours avec soi. L’imaginaire de Julien s’ancre donc naturellement sur la pratique du duel, à tel point d’ailleurs que le roman semble une marche vers le duel.  A Besançon,  une première occasion est manquée (I, 24) mais à Paris, quelques temps après l’arrivée de Julien à l’hôtel de la Mole, les mêmes circonstances -  un café, un homme fruste au mauvais regard - se reproduisent.  Julien  provoque en duel cet homme qui l’a insulté et se rend avec un témoin à l’adresse qui lui a été indiqué. L’offenseur se révèle alors être un cocher qui a volé les cartes de visite de son maître, M. de Beauvoisis. Julien voit à nouveau la perspective du duel lui échapper quand, sortant du domicile de M. de Beauvoisis, il croise le cocher.

 

[Lecture]

Sujet

Au terme de plusieurs péripéties, Julien va vivre son premier duel. C’est un moment attendu par le lecteur et, pour le personnage la possibilité de s’illustrer et de gagner ses galons de héros.

Composition et remarques

1er mouvement : « Le voir…qu’un autre monte » Le duel attendu se transforme en une bagarre avec un domestique mais ouvre sur la possibilité d’un duel avec le chevalier de Beauvoisis.

2ème mouvement : « On ouvrit…un tel mot » Dans la voiture du chevalier de Beauvoisis, les deux duellistes et leurs témoins pratiquent un échange plus courtois qu’agressif, la conversation.

3ème mouvement : « Le duel…et son ami » Le duel a enfin lieu mais son récit, très elliptique, est déceptif.

Ce découpage est motivé par les changements de lieux, une cour, l’intérieur d’une voiture puis le lieu du duel. A chacun de ses lieux correspond un échange, parodie ou négation du duel.

 

Problématique

En quoi la déformation et l’évitement de la scène de duel témoignent-ils d’un jeu avec un lecteur à qui Stendhal veut imposer sa conception propre du roman et de l’héroïsme ?

 

1er MOUVEMENT

Le premier paragraphe de l’extrait constitue un rebondissement dans la mesure où Julien retrouve l’homme qui l’a insulté mais ce qui devait être un duel se métamorphose en une bagarre vulgaire. La construction de la phrase met en relief l’action, « Voir, tirer, faire tomber, accabler de coups de cravache », une action où l’agressivité est croissante et dont l’asyndète rend les quatre phases presque simultanées tant elles se succèdent rapidement.  La distribution des rôles est claire et « Le voir, le faire tomber » : Julien donne les coups et le cocher les reçoit. L’énergie se réalise dans un assaut furieux où Julien semble le maître qui corrige un inférieur à « coups de cravache » bien loin des règles aristocratiques du duel. La supériorité de Julien semble compromise « Deux laquais voulurent…coups de poings » mais il récupère trop vite l’avantage  (et on note la rime amusante « deux laquais/pistolets) pour qu’un véritable suspens dramatique puisse s’installer et le lecteur craindre pour lui. Stendhal joue avec les codes du récit de bataille (se retrouver seul contre plusieurs, par exemple) mais ne les exploite pas. La victoire de Julien est trop facile « Il arma un de ses petits pistolets… prirent la fuite », c’est un combat sans gloire et sans autre péril que de se voir assimilé à celui que l’on rosse. Deux notations jumelles « l’affaire d’un instant, l’affaire d’une minute » réduisent en temps , réduisent à rien cette bagarre anti-héroïque au possible. Un surhomme mais au sein d’un avatar grotesque de duel.

Le deuxième paragraphe va s’appliquer à établir un contraste maximum entre le chevalier de Beauvoisis et Julien surtout en ce qui concerne la maîtrise des émotions. A l’instantanéité du combat répond l’arrivée du chevalier « Le chevalier de B. descendait l’escalier » : l’imparfait donne à ce procès qui s’étire la majesté d’une cérémonie. Tout au long du paragraphe la « gravité » du chevalier va être la cible des railleries du narrateur. La gravité est quelque chose qui fait horreur à Stendhal (« Rien ne me semble bête au monde comme la gravité »- Correspondance ) et donc sur ce point auteur et narrateur sont très proches. L’ironie moqueuse telle qu’elle est pratiquée ici est façon pour le narrateur d’afficher un ethos qui le place à l’opposé de ce que représente le chevalier. La légèreté plutôt que la gravité. Le narrateur va construire un type comique inédit, celui du diplomate,  d’abord avec cette syntaxe inhabituelle « Qu’est ça ? » qui relève du comique de mots puis en prenant appui sur une figure dérivative « importance diplomatique, diplomate, diplomatiquement, diplomate ». La répétition est en soi comique et, jointe à l’expression du haut degré, sa gravité est « la plus plaisante »,  c’est un « grand seigneur », les autres termes qui le caractérisent sont  « l’importance » et « la hauteur »donne à M. de Beauvoisis l’allure boursouflée   de celui qui est pénétré de son rôle. Les qualités propres à sa fonction comme  le « sang-froid » sont l’objet aussi de la satire, dans la tradition du comique de caractère car M. de Beauvoisis incarne trop parfaitement cette qualité pour ne pas paraître un être figé, qui gomme ses sentiments « Il était évidemment fort … d’intérêt » qui se compose un visage « la hauteur le disputa (…) au sang-froid légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate » et se confond avec la fonction qu’il incarne. Ce n’est pas un homme, c’est un archétype. On est loin de l’impulsivité d’un Julien. L’emploi du présent de vérité générale dans cette dernière phrase est, avec les marques de jugement, ce qui souligne la présence du narrateur.

Le troisième paragraphe marque l’amorce de nouveaux rebondissements tant au niveau de l’action que de notre perception de M. de Beauvoisis. La perspective du duel renaît, mais dévoyée, non plus motivée par l’honneur mais par « l’envie », on pourrait dire le caprice. Car cette envie est peut-être celle des âmes nobles qui sont celles dans l’univers stendhaliens qui entrent en duel (et pour être « diplomate », M. de Beauvoisis n’en est pas moins « chevalier »…) mais elle peut être aussi tout simplement le fruit de l’ennui. M. de Beauvoisis qui réunit déjà plusieurs traits du dandy – impassibilité, mise en scène de soi- pourrait aussi ressentir cet ennui qui, selon Marie-Christine Natta (La Grandeur sans convictions Essai sur le dandysme Le Félin 2011) , est ce qui peut pousser l’être impeccable qu’est le dandy vers l’univers du combat. C’est l’exclamation du lieutenant, parfait adjuvant du héros, « Pour le coup...matière à duel ! » qui crée la nécessité du duel, car comment répondre négativement à ce cri sans de démériter ? La « matière » du duel, c’est-à-dire le motif, n’est pas explicité car il n’y en a pas, juste le besoin de s’éprouver de l’un et l’ennui de l’autre. La vive exclamation du lieutenant « s’écria-t-il », sa dimension fortement assertive « Il y a là matière à duel » contraste avec la réponse modalisée « Je le croirais assez »du chevalier, toujours détaché, toujours à distance. C’est un curieux adversaire que s’apprête à rencontrer Julien, un « diplomate » dont l’art consiste souvent à éviter les conflits et un homme qui devient son allié en renvoyant le cocher offenseur « Je chasse ce coquin ».

 

2ème MOUVEMENT

Dans ce deuxième mouvement du texte s’opère un changement spatial. On passe de l’extérieur, la cour, à l’intérieur  de « la voiture » du chevalier de Beauvoisis qui mène les protagonistes du duel et leurs témoins sur les lieux de l’action. Pourtant, tout ce qui pourrait rappeler la réalité du duel, son enjeu de vie et de mort, son caractère épique et dramatique, l’anxiété anticipatrice qui pourrait l’accompagner, tout cela est gommé au profit de la plus grande civilité « Le chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son témoin ». Tout se met en place de façon si harmonieuse que cela désamorce la dimension dangereuse de l’événement « On alla chercher…tranquille ». Cette tranquillité semble d’ailleurs le reflet de celle qui habite l’esprit du chevalier. La conversation est « bien » car elle évacue justement l’événement à venir. Les protagonistes obéissent à un code selon lequel les sentiments ne doivent pas paraître, où rester dans la légèreté est un impératif. Légèreté et désinvolture comme en témoigne la « robe de chambre » de M. de Beauvoisis,  vêtement peu épique, accessoire « singulier », comme le souligne le narrateur. Ce mot représente un point de basculement dans le texte car s’il possède une nuance critique c’est sans commune mesure avec les moqueries prises en charge par le narrateur dans le deuxième paragraphe de notre texte. On va voir que l’image du chevalier va changer de manière radicale.

Le chevalier et son témoin sont, dans la voiture, soumis à l’observation et au jugement de Julien « Ces messieurs…indécents ». L’expression « Ces messieurs » méritent un commentaire. Le démonstratif peut n’être là que dans son emploi déictique « Ces messieurs que j’ai sous les yeux » mais il possède aussi souvent une valeur de cadrage (c’est sur eux que toute l’attention de Julien se porte) et une  nuance axiologique, « ces messieurs si remarquables, si singuliers » et soumis ici au regard étonné de Julien. Celui-ci use de ses capacités analytiques, du raisonnement concessif « Ces messieurs, quoique très nobles, ne sont point ennuyeux », de l’analogie « comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole » et il détermine une cause au fait qu’il observe » Je vois pourquoi (…) ils se permettent d’être indécents ». Tout entier à son analyse, Julien pourtant obsédé par l’idée du duel, n’y pense plus. Il est littéralement diverti par ce qu’il observe. La voiture du chevalier se révèle être l’envers du salon de M. de La Mole et Julien prend conscience que l’ennui n’est pas inhérent à l’époque où il vit et que l’hôtel de La Mole n’est pas le monde, n’est même pas Paris. C’est que dans le secret de la voiture, le chevalier (et son ami) tombent le masque. Les thèmes de la conversation révèlent la plus grande liberté de ton. La conversation se fait d’abord grivoise  « Ils se permettent d’être indécents ;  On parlait des danseuses… la veille… Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes piquantes ». A cette conversation, Julien ne participe pas vraiment, d’abord parce qu’il est retranché dans son discours intérieur, et parce qu’il assume son statut d’ingénu. En témoignent ces phrases : « Julien et son ami ignoraient … il avoua de bonne grâce son ignorance ». L’initiation que l’on attendait du duel vient finalement de la conversation. Cette conversation présente d’ailleurs un caractère idéal, elle réunit pour cela toutes les conditions qu’en attendait Stendhal : l’intimité, que permet la voiture, la liberté de ton et la qualité des anecdotes « il lui raconta des anecdotes dans les plus grands détails et fort bien ». Et Julien de faire maintenant partie des happy fews.

A l’occasion d’un arrêt de la voiture, la conversation s’oriente ensuite vers la religion plus précisément vers des considérations clairement anticléricales « Ces messieurs se permirent… archevêque ». Le chevalier et son ami se définissent de plus en plus nettement comme des libertins XVIIIème siècle, à la pensée débarrassée des entraves que lui mettent la religion et la morale. On devine que « ces messieurs » ne sont pas des ultras et qu’ils souffrent eux aussi dans l’atmosphère étriquée du règne de Charles X , que comme Julien ils doivent pratiquer l’hypocrisie pour vivre, et que le duel est une compensation à l’ennui de vivre en 1829. Remarquons que l’expression « ces messieurs », d’abord employée par Julien est ensuite reprise deux fois par le narrateur. Alors que leurs points de vue respectifs sur Beauvoisis étaient opposés au début de notre extrait (Julien séduit, le narrateur moqueur ) on assiste ici à une unification des points de vue. Beauvoisis n’est plus un ridicule mais quelqu’un qui, par plusieurs aspects, ressemble à Stendhal (libéral, goûtant les anecdotes, souffrant de l’époque dans laquelle il vit).  Ce voyage en voiture est riche de nombreux enseignements pour Julien , en particulier sur les effets sclérosants et mortifères de l’ambition. En effet, c’est parce que l’ambitieux marquis de La Mole veut « être duc » que la liberté de ton est interdite chez lui « on n’eût osé prononcer un tel mot ». D’autre part, l’attitude de Beauvoisis est un modèle de détachement, détachement qui n’est plus une pose ridicule de fat comme au début de l’extrait mais une façon admirable d’aller au combat.

 

3ème MOUVEMENT

Sans que l’on sache où a mené ce trajet en voiture, le dernier paragraphe nous projette brutalement après le duel, nous frustrant une fois encore. « Le duel fut fini en un instant » : le procès est saisi après son accomplissement, rejeté dans le passé, comme fini avant d’avoir commencé, aussi rapidement expédié que la bagarre avec le cocher. Pour Stendhal, un duel n’est visiblement pas quelque chose qui mérite d’être raconté. De nouveau des procédés vont priver l’épisode et son protagoniste de toute dimension héroïque. Le verbe « avoir » au lieu de « recevoir » banalise la blessure de Julien qui n’a même pas pour lui l’ héroïsme moindre de celui qui a honorablement tenu sa place dans un combat dont il sort  défait. Le récit s’attarde plus d’ailleurs sur les soins consécutifs à la blessure « on le lui serra… de l’eau-de-vie »qu’à la blessure elle-même et imprime dans l’esprit du lecteur l’image d’un blessé, à aucun moment d’un duelliste. Julien est donc vaincu par le chevalier. Relativement novice dans le maniement des armes, cela n’étonne guère. Poursuivons cependant l’analyse sur ce point. Si cela n’est pas forcément humiliant car compte avant tout l’épreuve même du duel plus que son issue, on peut cependant se demander où est passée l’énergie furieuse que Julien a déployée contre le cocher. L’atmosphère d’exquise civilité de la voiture, la conversation divertissante, la séduction exercée par le chevalier sur le jeune Julien semble avoir anéanti son énergie, énergie qui a besoin pour se mobiliser, de haine, de mépris et d’opposition. En un mot, la civilité est un éteignoir de l’énergie. Venus en amis, les protagonistes du duel repartent en amis « le chevalier de B. pria Julien…amené ». Comment dire plus explicitement qu’il ne s’est rien passé, que le duel n’a pas existé , qu’en tout cas il n’a rien modifié, qu’il est nul. Quand Julien indique son adresse, un « échange de regard » entre le chevalier et son ami désolidarise le groupe. « l’hôtel de la Mole » pose la question de l’appartenance sociale de Julien. Quelle fonction peut-il y accomplir ? Dans le duel comme dans le mariage les mésalliances sont à proscrire. Le début et la fin de notre passage pose la question cruciale de l’identité de celui avec qui on se bat. Ainsi monte-t-on en se battant contre un chevalier, ainsi dégénère-t-on en se battant contre un cocher ou un employé. Le regard entre les deux hommes peut aussi avoir une deuxième signification. Devant Julien, ils se sont dévoilés, ont trahi des tendances libérales ce qui peut être compromettant pour qui occupe des fonctions diplomatiques dans le gouvernement de Charles X. Aussi ce regard traduit-il une inquiétude de savoir que leur hôte vit dans un repaire ultra et, plus largement, les tensions politiques qui agitent la France en 1829.

 

L’extrait du Rouge et le Noir que nous venons d’étudier témoigne d’un art romanesque qui exclut la scène de duel comme étant un passage obligé de l’oeuvre et un moyen pour le personnage de s’illustrer. Ce refus prend la forme d’un jeu avec le lecteur, le duel étant  soit grimé de façon grotesque en rixe avec un domestique, soit  remplacé par l’échange courtois de la conversation, soit voilé par une ellipse. Très souvent évoqué dans le Rouge et le Noir, et pas seulement par Julien mais aussi par M. ou Mme de Rênal ou Mathilde, le duel est avant tout l’objet de fantasmes (I,24), d’interrogations (I,9)d’hypothèses (I,23). Il est envisagé plus que pratiqué et s’il reste une réalité en 1829, c’est une réalité creuse. Croisenois, personnage secondaire et falot, mourra en duel sans pour autant gagner en consistance (II,45). Le duel ne fait donc plus le héros, c’est un exercice qui peut vite verser dans  le ridicule. C’est que Stendhal dénie au duel, en tout cas dans l’univers romanesque, la fonction d’épreuve qualifiante. On retiendra aussi de cet extrait la figure ambiguë de l’aristocrate, cible d’abord de moqueries, puis prenant la place pour Julien d’un initiateur à la vie parisienne et au détachement.

 FV