> Paul ELUARD – CAPITALE DE LA DOULEUR
«Les Formes »
Pistes pour une leçon
Dans son essai Paul Eluard l'inquiétude des formes, Agnès Fontvieille-Cordani part d'une citation issue du poème "Pour se prendre au piège" (p. 55): "Parlez-moi des formes, j'ai grand besoin d'inquiétude". Elle précise qu' 'inquiétude' s'entend au sens de 'mouvement' et 'préoccupation', les deux étant indissociables et nécessaires comme chez Pascal", et que donc, la forme est un souci pour le poète, mais un souci nécessaire. S'il n'est jamais question d'abandonner toute référence à la forme, il faut néanmoins la questionner. Elle est en même temps qu'un souci une forme inquiète, c'est-à-dire muable, une forme appelée à se métamorphoser.
L'ouvrage d'AFC traite des formes linguistiques et étudient comment, au niveau du syntagme et de la phrase, Eluard va s'appliquer à faire bouger des formules figées par un long usage. Je n'y reviendrai pas. Mais la lecture de cet essai m'a fait me demander ce qu'il y aurait à dire dans le cadre d'une leçon intitulée "Les formes"
Car, il n'est pas de formes que linguistiques dans le recueil. Le mot "forme" évoque aussi les formes poétiques héritées de la tradition, les formes géométriques, les formes picturales, les formes féminines... Il peut nous suggérer aussi bien la positivité d'une organisation que la négativité d'un carcan.
Toute forme, dans Capitale de la Douleur, est-elle, comme les formes linguistiques étudiées par AFC, susceptible d'une altération ou d'une modification? Est-il encore en 1926, au coeur de la révolution surréaliste, de formes fixes ou bien l'exigence de libération a-t-elle gagné toutes les formes?
La forme telle que l'affectionne Eluard est approximative ou estompée. Voyons ces sonnets approximatifs comme "Bouche usée" et l'entaille qui lui est faite au flanc du vers 7, rompant la régularité octosyllabique, voyons "Le jeu de construction" et son vers surnuméraire, réponse aux questions faites plus haut dans le poème. Si la forme demeure, ce n'est pas tant comme forme fixe et brevet de poésie mais comme dimension visuelle venant s'ajouter à la dimension strictement musicale des mots. Dans "Répétitions" , Eluard choisit une typographie centrée, et non pas comme c'est l'usage alignée à gauche. Conséquence, le poème devient objet visuel, objet calligrammatique: "Limite" (p. 26) donne ainsi à voir l'enclume qui matérialise les souffrances du poète.
Estompage des formes aussi quand il est question de peinture. En même temps qu'il rejette la mimésis picturale "Uns sorte d'amande / De médaille vernie / Pour le plus grand ennui" - la médaille figurant ici les arts d'imitation - ("Intérieur" p. 31), Eluard loue les tableaux de Joan Miro (p. 129) où les éléments figuratifs vont disparaissant: "les libellules des raisins lui donnent des formes précises/Que je dissipe d'un geste". On retrouve dans l'art d'Eluard une identique poétique de l'abstraction (et cela même si notre poète privilégie les termes concrets statistiquement) dans la mesure où, quand il emploie le mot "forme" c'est pour l'associer à des termes abstraits ou immatériels tels que "la forme de mes paroles", "la forme de mes regards (p. 89), "la forme de ses auréoles" (p. 101)
Quant aux formes féminines, une idée reçue sur l'érotique éluardienne les voudrait beaucoup plus présentes qu'elles ne le sont en réalité dans Capitale de la Douleur. Des titres telles que "Baigneuse du clair au sombre", "les petits justes" (ces "justes" étant des vêtements ne dissimulant rien des formes du corps) sont autant de promesses non tenues. Citons aussi "Les Gertrude Hoffmann girls" (p. 107) et sa "Florence toute nue", à la nudité cachée par une forêt de noms: ce poème-ci efface les formes dans le mouvement de la danse. Le corps est là, mais dans une évocation très allusive, peu figurative ou qui privilégie la couleur aux contours (p. 80). Les formes du corps féminin sont le plus souvent confondues avec un paysage (cf. p. 97 "Première du monde" strophe 3 ou p. 139 "La courbe de tes yeux...") Ce dernier poème fait prendre à un détail du corps, l'oeil, la mesure du monde, les paupières ayant la forme d'"ailes", les cils de "roseaux", l'oeil d'un "bateau". L'éloge se poursuit par la récurrence d'un motif, d'une forme géométrique suprême, le cercle "courbe, tour, rond, auréole, couvée" qui disent que le regard de la femme est nid protecteur et fécond.
Ainsi toute forme apparaît comme insaisissable ou destinée à s'abolir. "O buste de mémoire, erreur de forme, lignes absentes" lit-on p. 137 . Trois notations relatives à la matérialité d'une forme "buste, forme, lignes" sont comme recusées du fait de la faillibilité de la mémoire qui n'en rend qu'une image déformée, de l'erreur, de l'absence. Le motif du sable réalise ce rêve de l'informe, trahit l'aversion d'Eluard pour les formes trop définitives "la droite laisse couler du sable / Toutes les transformations sont possibles" (p. 16), et d'ailleurs "la forme de ton coeur est chimérique" (p. 134). Il n'y a pas loin de l'informe au protéiforme. Eluard semble rêver un assouplissement de la forme "Des souples satins des statues" (p. 39), "des jambes de pierre aux bas de sable" (p. 20) Quand il proclame "Tout se déforme" (p. 46), c'est un souhait en fin réalisé, non un constat alarmé.
"Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m'endors et je mène la grande vie". Dans cet appel, la forme est un garde-fou réclamé, un garde-fou contre la grande vie du rêve, exaltante mais égarante. La forme ne préexiste pas pour s'imposer au poète, elle est nouvelle chaque fois, et "légère",elle est une forme souvent fantômatique comme en témoigne la grande fréquence du mot "ombre", elle ne contredit pas l'aspiration à l'envol des oiseaux éluardiens.
FV