Programme 2014 : Explication de texte

> Paul ELUARD – CAPITALE DE LA DOULEUR

Page 63 « Bouche usée »

Explication de texte

 

INTRODUCTION


Situation


Des bouches, dans Capitale de la Douleur, il en est de toutes sortes, bouche "bien close" (p. 55), "ouverte" ou "fermée" (p. 85), "bouche des muets" (p. 70) qui posent la possibilité et surtout l'impossiblité de la parole, "bouche aux lèvres d'or" (p. 136) qui ajoute à cette première signification la promesse du baiser tout comme la "bouche en coeur" (p. 112) et la "bouche des passions" (p. 80). Mais qu'est alors la "bouche usée" qui donne son titre à un poème écrit en 1921 et publié en 1924 dans le recueil Mourir de ne pas Mourir, recueil qui deviendra deux ans plus tard l'une des sections de Capitale de la Douleur? Comme "Poèmes" (p. 25) et "Le jeu de construction" (p. 60), "Bouche usée" est un sonnet, un sonnet en octosyllabes, irrégulier car hétérométrique, témoignant du goût qu'a Eluard à jouer avec la tradition. Le titre ouvre à lui seul plusieurs ouvertures interprétatives sur le poème. Est-il l'indicateur à la fois d'un thème -la bouche- et d'une forme -le blason- annonçant un poème qui ferait la description d'une partie du corps, blason ou plutôt contre-blason puisqu'ici la bouche est "usée" comme chez Clément Marot le tétin était "laid"? Ou bien le titre désignerait-il une instance énonciative, non plus "la bouche d'ombre" hugolienne adressant son message au poète en des flots alexandrins, mais une "bouche usée" juste capable d'émettre un sonnet en octosyllabes squelettique, une bouche usée puisqu'il en sortirait une forme du passé.


[Lecture]


Sujet


Si le recueil associe le plus souvent la bouche au thème d'une parole contrariée, ce que semble bien confirmer l'adjectif "usée", le poème que nous étudions nous présente une bouche qui boit, dans la lignée de Baudelaire et d'Apollinaire. A cet égard, "Bouche usée" participe de la même inspiration que "Boire" (p. 104)


Composition et remarques


Notre explication suivra le plan du sonnet, même si cette structure de surface est concurrencée par d'autres systèmes de composition que nous tenterons de faire apparaître.


- le premier quatrain associe la bouche au thème de l'alcool.
- le second quatrain compare la séduction de l'alcool à celle d'une femme
- les tercets donnent l'image d'un monde désert, hostile (T1) et bientôt détruit (T2)


Problématique


Le trajet que fait apparaître cette composition est éminemment pessimiste, montrant que "Bouche usée" a bien sa place dans une section ou se manifeste, selon J.C Gateau, "au bord de l'aphasie, une solitude et une désespérance tragiques"*. En quoi l'usure annoncée par le titre du poème se réalise-t-elle à la fois dans les thèmes, la syntaxe, l'énonciation au point de donner l'image d'un homme mutilé dans un monde détruit?

 

EXPLICATION

1er MOUVEMENT


Les deux premiers vers du poème possèdent une forte cohésion. On y repère une sorte de chiasme, deux personnifications "Le rire tenait sa bouteille" et "riait la mort" entourant l'expression "à la bouche" au statut syntaxique incertain, nulle ponctuation ne venant nous aider. En effet, elle peut compléter aussi bien le premier verbe "tenir sa bouteille à la bouche" que le deuxième "rire à la bouche de qqun" réécriture de "rire au nez de qqun". On peut parler de chiasme car, développés, ces deux vers peuvent se lire comme "Le rire tenait sa bouteille à la bouche/à la bouche riait la mort". Ainsi les deux personnifications se rejoignent pour se confondre et nous offrir l'image de la déambulation d'un ivrogne au rire sarcastique et inquiétant. L'aspect sécant de l'imparfait fait s'étirer sans limites le procès dans le temps et la paronymie entre "bouteille" et "bouche" laisse à penser que ces deux-là ne se quittent pas. Une lecture verticale des deux premiers vers fait apparaître l'expression toute faite "avoir le rire aux lèvres", mais la personnification nous force à passer d'un rire-joie à un rire-rejet. De cette bouche évoquée en titre ne sort donc pas une parole mais un rire, un rire ivre, qui dans le cadre qui est le nôtre, la poésie, fait penser à une poésie dionysiaque ou l'excès aurait tourné à l'aigre, où la parole se déconstruit en un rire mauvais. L'usure est dénoncée aussi par la réécriture d'expressions toutes faites, revitaliser "rire au nez de qqun" est preuve que cette expression-là est morte. Ce poème d'Eluard setrouve être une démonstration pertinente de ce qu'explique Michael Riffaterre dans son célèbre article "La métaphore filée dans la poésie surréaliste" (1969). En effet, nous allons voir qu'à partir de ces deux premiers vers se met en place un enchaînement d'iamges évoquant l'alcool et ses désillusions.
Alors que les deux premiers vers trouvaient leur cohésion dans le thème du rire, c'est le thème du sommeil "dort/sommeille" qui cimente les deux suivants. Le passage se fait sans transition mimant l'endormissemnt brutal et hébété de l'ivrogne. J'en prends pour preuve le jeu des rimes "bouteille/sommeille" d'abord, qui dit la cause de l'endormissement, puis "mort/dort". Loin d'être réparateur, ce sommeil n'est qu'une première image de la mort. A l'imparfait succède le présent de vérité générale, un présent qui contient le passé tout en le dépassant, un présent omnitemporel ou même atemporel, de l'atemporalité de la mort et du sommeil. Le v.3 nous offre un indice d'énonciation "où l'on dort". Le pronom "on" inclut peut-être le "je" du poète, qui s'associerait alors à cette expérience déceptive, mais c'est un bien maigre indice. En revanche, cette discrétion des marques énonciatives - on n'a que l'ombre probable du poète- trouve des échos dans une évocation des êtres réduits à leur seule présence physique "tous les corps". Dans le v.4, le ciel est bizarrement "sous tous les corps". Le commandement baudelairien "Enivrez-vous" ne mène à rien d'autre que la déprimante horizontalité du lit. Le jeu des sonorités - citons l'allitération en [l] - concurrence le système vertical de la rime et renforce l'effet d'horizontalité  L'élévation est impossible et l'infini du ciel se trouve borné jusqu'à n'être plus qu'un "ciel de lit" expression qui se lit en filigrane dans les v. 3 et 4.


2ème MOUVEMENT


Une lecture rapide du second quatrain pourrait nous inciter à penser que le poème change d'orientation pour parler d'une femme mystérieuse "elle" , le "ruban vert" du v.5, la bague en or", étant les éléments d'une parure féminine. La réalité est plus complexe. Ne pourrait-on pas voir dans le "clair ruban vert", de l'absinthe coulant de cette bouteille évoquée dans la première strophe? L'expression "les rubans...de liquides" plus loin dans le recueil ("L'absolue nécéssité..." p. 120) peut infléchir dans le sens de cette interprétation. Quant à "l'oreille", n'a-t-on pas dit que Van Gogh s'était coupé l'oreille sous l'influence de l'absinthe? A bouche usée, oreille coupée, aimerait-on dire... L'usure est aussi celle des corps, mutilés, et de la communication, les deux organes permettant de parler et d'entendre, la bouche et l'oreille, se trouvant séparés à plusieurs vers de distance dans un douloureux divorce. Le v. 2 continue la description de la bouteille, l'absinthe pouvant en effet être contenue dans une fontaine à boules et le mot "bague" pouvant désigner la moulure au goulot d'une bouteille. Il n'en reste pas moins que le poète ménage une certaine ambiguïté en utilisant des termes qui font se confondre femme et absinthe. L'évocation des ornements "ruban, bague", les notations de lumière "clair, or" permet d'insister sur la puissance de séduction de l'alccol. 
Le v. 7 commence par un retrait, comme si le poème se cassait en son milieu, attirant notre attention sur une irrégularité du sonnet. Car ce septième vers est aussi un heptasyllabe au royaume des octosyllabes. Un défaut, un déséquilibre s'installent dans le sonnet-monde. Le retrait met aussi en valeur ce pronom "elle" au référent énigmatique et que les habitudes de lecture nous pousse à voir comme la trace de la femme, plus que de la bouteille ou de la bouche. Muses fatales toutes deux, la femme comme l'absinthe ne sont qu'illusion et nous font prendre l'ombre pour la lumière (v. 4)

3ème MOUVEMENT


Le premier tercet du poème est marqué par la minoration et la négation. Le scintillement qui caractérisait le Q2 n'est plus qu'une "petite étoile" et de l'absinthe ne reste plus que des "vapeurs" d'alcool. Après le rire mauvais, ce sont des vapeurs d'alccol qui sortent donc de cette bouche usée, toujours pas une parole, une dématérialisation de cette parole plutôt, nouvelle figuration de l'usure. Les v. 10-11 établissent un cadre à la fois désert "sans voyageurs" et hostile. L'absence de voyageurs trahit un sentiment de solitude, la communauté humaine dessinée par le "on" du Q1 s'est dissipée. L'aveu discret de ce sentiment de solitude était déjà présent dans l'angoisse d'incommunicabilité suggérée par la mutilation des organes de la parole et de l'ouie. Traditionnellement, l'étoile guide la marin, et en particulier "l'étoile du soir" expression que fait entendre le début des v. 10-11. Dans ce premier tercet, elle est pour le moins inutile, inemployée, la mer étant "sans voyageurs", mais une interprétation plus pessimiste est possible. Si ces deux vers font entendre "étoile du soir", on peut aussi entendre "étoile de mer" , autrement dit "Stella maris" surnom de la vierge Marie, protectrice des marins, l' action protectrice mariale se métamorphosant ici en une haine toute poséidonnienne "Des mers que le ciel cruel fouille", le Dieu qui poursuivit Ulysse pendant son périple. On perçoit un écho entre ce tercet et le poème qui précède dans le recueil "Giorgio de Chirico". Le ciel qui était alors un toit, un abri "Ciel insensible et pur / Tremblant tu m'abritais" devient un persécuteur. Mais peut-être est-il possible d'aller encore plus loin. Cette étoile qui surplombe cette mer désolée, n'est-elle pas l'étoile Absinthe de l'Apocalypse** (annonciatrice de mort pour les hommes? Le thème de l'apocalypse apparaît par ailleurs dans le recueil (cf. p.128) , et le second tercet confirme la destruction d'un monde.

 

4ème MOUVEMENT


Le deuxième tercet se caractérise avant tout par une généralisation de la syntaxe nominale, qui tendait déjà à apparaître dès le v. 5. La syntaxe commune de la phrase semble elle aussi "usée" ayant perdu l'un de ses constituants essentiels, le verbe. Et sans verbe, il n'y a pas d'action, ce qui produit l'impression d'un monde figé. La disposition en strophes du sonnet organise le poème de façon un peu mécanique, on peut se demander si ce n'est pas plutôt ce jeu sur les verbes et leur absence qui décrit la progression la plus signifiante du poème. D'abord des verbes qui inscrivent le procès dans le temps, puis un mouvement vers l'omnitemporel et l'intemporel, puis plus de verbe du tout... Le v. 12 commence par un terme connoté religieusement "Délices" (cf. le jardin des délices, le paradis), qui confirme la prégnance des références bibliques dans le recueil. On reconnait l'expression "plaisirs à portée de main" *** mais la réécriture est négative, ce que l'expression commune présentait comme une alléchante promesse, devient quelques chose d'acquis et de curieusement concret: quelles sont ces délices portées à la main comme une valise? Le charme de la promesse est ainsi rompu, la désidéalisation certaine. Et encore une fois "la main" , après la "bouche" et "l'oreille" apparaît détachée du reste du corps, l'homme démembré comme par les Ménades (toujours en référence à une poésie dionysiaque qui aurait dégénéré) étant l'habitant logique d'un monde en ruines. Car les v. 13 et 14 voient l'avénement d'un vocabulaire de la destruction "poussière, fin, rouille" , en écho à l'adjectif "usée" du titre. Cette destruction est en même temps une jouissance, "plus douce poussière à la fin", les vaines délices sont devenues poussière,et la fin des plaisirs est plus jouissive que le plaisir lui-même. L'harmonie des sonorités, allitérations en [p] et [s], assonance en [u] vient appuyer le sens et cette délectation triste. Le dernier vers confirme l'idée de dégragadation avec "les branches perdues sous la rouille". En contexte, la "rouille" désigne une maladie des végétaux, et "perdues" est donc à prendre dans le sens d' "incurables", la nature se meurt. Cependant, nous connaissons mieux le mot "rouille" dans son sens d'oxydation des métaux. Cela introduit une nuance intéressante. la confusion entre métal et végétal permet d'insinuer de façon peut-être encore plus inquiétante l'idée d'un monde déstabilisé tout en confirmant l'hypothèse d'un figement du vivant dans une prison de métal. Remarquons pour finir que si Eluard privilégie toujours un vocabulaire simple "rouille" et avant "bague" et "étoile", les mots prennent de la profondeur n'étant pas toujours employés dans leur signification la plus fréquente.

 

CONCLUSION


Au terme de cette analyse, le titre du poème semble donc bien devoir être pris comme l'indice à la fois d'une énonciation et d'une thématique. Du poète si absent du texte, il ne reste qu'une bouche usée dont sort un sonnet qui souligne ses propres défauts et décline le motif de l'usure à travers une syntaxe très vite en quête d'un verbe, un traitement ironique du motif dionysiaque (mais aussi baudelairien) de l'ivresse et des images dysphoriques de fin du monde, d'impossible communication et de corps mutilés. La forme ancienne du blason vient affleurer non pour faire l'éloge de la beauté d'un détail du corps mais pour un effet de zoom sur des membres défaits, expression à la fois paroxystique et indirecte d'un lyrisme du mal de vivre.

FV

* J.C Gateau: Paul Eluard ou le frère voyant, Robert Laffont, 1988

** Apocalypse 8,11 "L'astre se nomme "Absinthe", le tiers des eaux se changea en absinthe et bien des gens moururent de ces eaux devenues amères" 

*** comme le remarque Agnès Fontvieille-Cordani dans Paul Eluard l'Inquiétude des formes, PUL, 2013