> Paul ELUARD – CAPITALE DE LA DOULEUR
Page 13 « Max Ernst »
Explication de texte
Contribution proposée par Elsa Mallet
Introduction :
Situation
« Max Ernst » est le poème liminaire de la section Répétitions (parue en 1922) et par là-même le poème liminaire du recueil tout entier. Cette place de choix lui confère une importance « capitale ».
Le titre fait référence à l’artiste allemand du même nom que Paul Eluard admirait. L’évocation de ce peintre place d‘emblée le recueil sous le signe du surréalisme, mais d’un surréalisme conquérant, qui se propage, qui contamine tous les arts. En 1926, lorsque paraît Capitale de la douleur, Paul Eluard entretient, en effet, des liens étroits avec le groupe surréaliste bien qu’il n’applique pas à la lettre les préceptes de son ami André Breton.
Le titre seul peut nous faire penser à un hommage écrit en l’honneur d’un grand ami et artiste mais la connaissance du contexte dans lequel a été écrit le poème nous apprend que Paul Eluard jalousait celui qui deviendra rapidement son rival.
C’est donc sur une double tension, littéraire et amoureuse, que s’ouvre le recueil.
[Lecture]
Sujet du poème
Comme beaucoup d’autres poètes avant lui, Eluard choisit de parler d’amour dans ce poème liminaire de Capitale de la douleur. Toutefois ce thème n’est pas évident à la première lecture, sans doute parce qu’une tension très forte pèse sur la relation qu’il entretient avec celle qui « montre ses seins » et qui n’est évoquée que dans le dernier vers. Comment faire part de cette jalousie qui le ronge, de cette « douleur » ineffable ? Cette relation amoureuse qui le fait souffrir (et qui justifie le choix du titre du recueil) est pourtant aussi le moteur de l’écriture poétique.
Composition
On distingue trois mouvements qui correspondent aux trois strophes : deux quatrains et un tercet. Bien qu’Eluard soit un poète moderne et surréaliste, loin des codes poétiques classiques, on peut se demander dans quelle mesure ce poème n’a pas la forme d’un sonnet incomplet, sonnet dont il manquerait un tercet. On s’interrogera alors sur cette absence, ce creux, ce vide, en lien avec la problématique amoureuse.
Problématique
Nous verrons donc dans quelle mesure l’expérience de la souffrance amoureuse permet de mettre en lumière les principales caractéristiques de l’écriture poétique éluardienne, dès le seuil du recueil.
1er mouvement
Dès le premier quatrain, le sens n’est pas explicite. Il semble que la création d’images poétiques surprenantes prime sur un sens univoque. Comme les autres membres du groupe surréaliste, Eluard se libère de la contrainte du sens. On peut toutefois se demander ce que suggèrent des images telles que l’ « inceste agile » » ou encore les « épines de l’orage ». C’est le contexte dans lequel a été écrit « Répétitions » qui nous éclaire. En effet, ce n’est pas un hasard si le poème liminaire s'ouvre avec la référence au peintre « Max Ernst ». Ce dernier a joué un rôle important dans la vie du couple Eluard à partir de 1921. Suite à un « coup de foudre à trois » (cf. Jean-Charles Gateau), le trio va vite devenir inséparable. Si Paul et Max se sentent immédiatement « frères d’élection », une vraie attirance unit également Max et Gala qui vont devenir amants. Ce poème liminaire intitulé « Max Ernst » évoque dès les premiers vers la danse de séduction du peintre autour de Gala Eluard (danse sinueuse qui se lie dans l’hétérométrie des vers sur la page). Or cette situation suscite la jalousie du poète qui se manifeste à travers l’expression « épines de l’orage ».
Dans un coin l'inceste agile
Tourne autour de la virginité d'une petite robe
Ici le terme « inceste » ne doit pas être compris au sens propre de relation entre un homme et une femme de même parenté mais renvoie à la relation quasi fraternelle entre Eluard et Ernst. La « petite robe » désigne de manière métonymique la femme d’Eluard, Gala. L'amant "tourne autour" de sa victime, pour mieux la rendre prisonnière dans un mouvement d'encerclement. On peut ajouter que le martèlement provoqué par l’allitération en [-t] (Tourne autour de la virginité d’une petite robe) met l’accent sur la douleur du poète.
Dans ce poème liminaire, Eluard refuse la rime, sans doute pour nous faire part de la dislocation de son couple. Dans la lignée de Rimbaud et d’Apollinaire (poètes qui ont fortement influencé les surréalistes), Eluard prend ses distances avec les codes poétiques. L’hétérométrie de ce premier quatrain (8/13/8/15) traduit une impression de désordre, en accord avec l’évocation de l’ « orage ». Il s’agit pourtant d’un orage qui s’apaise dans le « ciel délivré ». Pourquoi ne pas voir dans l’évocation des « boules blanches » des nuages blancs en forme de boules ? Une telle image introduirait une douceur et une légèreté qui contrasteraient avec les « épines ». La tension amoureuse s’inscrit alors au sein de ce vers et témoigne ainsi de l’ambivalence de la relation entre Gala et Paul, parfois douce, parfois douloureuse.
C’est l’anaphore « Dans un coin » qui structure ce premier quatrain ainsi que celui qui lui succède. Cette figure de « répétition », qui inscrit alors le poème dans une problématique spatiale, peut faire référence au jeu des quatre coins, jeu dans lequel un joueur placé au centre d'une pièce cherche à prendre possession d'une place dans un coin lors du déplacement des quatre joueurs situés aux quatre coins. Ce jeu exige la mobilité des joueurs pour la permutation des places et isole le moins agile qui devra reconquérir sa place à la partie suivante. Ce brouillage spatial donne à Eluard l'occasion de suggérer sa brouille amoureuse liée à l’infidélité de sa femme. Les règles du jeu semblent pourtant avoir été changées : il ne s’agit pas pour les deux artistes de prendre possession d’un coin, mais de Gala.
- 2e mouvement
Le second quatrain est structuré de la même manière que le premier par la reprise anaphorique de la locution prépositionnelle « Dans un coin ». Cependant, aux images mobiles évoquées dans la première partie du poème (« tourne autour », « orage », « boules ») succède le champ lexical de l’immobilité (« attend », « immobile », « pour toujours »). Il semble que le poète qui « attend les poissons d’angoisse » dans une « voiture […] immobile » ne se montre pas assez actif pour reconquérir sa place. Peut-être accepte-il cette liaison, même si elle le fait souffrir. On note que l’ « angoisse » liée à l’attente paraît suivie d’une amélioration : celle suggérée par l’adjectif « glorieuse ». Ce deuxième quatrain met de nouveau en évidence l’ambivalence de la relation amoureuse qui oscille entre « orage » et accalmie, entre « angoisse » et quiétude.
On peut également proposer une autre hypothèse de lecture concernant l’évocation des quatre « coins » qui pourraient représenter une vue panoramique de la pièce de l’artiste : on y devine alors un peintre en action dans l'un des coins. Il aurait choisi l’endroit le « plus clair » de la pièce, ce qui permettrait de mieux voir (« yeux ») son œuvre. Aux autres coins, on trouverait des tableaux accrochés, tableaux surréalistes sans doute.
Si l’on s’intéresse au vocabulaire employé, on s’aperçoit que le poète utilise des mots simples (« épines », « orage » dans le premier quatrain ; « poissons », « voiture » dans le deuxième) pour rendre compte du malaise de cette liaison amoureuse que chacun de nous peut être amené à éprouver. Ce vocabulaire simple permet à Eluard de montrer qu’il n’y a pas de terme proprement poétique. Ces mots du quotidien sont pourtant détournés par le poète qui crée des images surprenantes. Les expressions « poissons d’angoisse » ou « voiture de verdure de l’été » semblent plus jouer sur les signifiants que sur les signifiés comme en témoignent l’allitération en [s] et l’assonance en [ure]. Le poète joue avec les mots, ce qui lui permet de transfigurer la réalité par le biais de ce langage réinventé. « Toutes les transformations sont possibles », dira-t-il dans « L’invention » (R, p.16)
- 3e mouvement
La rupture est flagrante entre les deux quatrains et le tercet qui ne reprend pas la figure anaphorique « Dans un coin », sans doute parce que les quatre coins (du tableau ou de la pièce ?) ont déjà été évoqués.
Pourtant, on peut trouver un lien à travers l’évocation implicite de la peinture. Aux quatre coins du tableau fait écho le champ lexical de la lumière (« lueur », « lampes », « allumées », « rouges »). Le jeu sur les signifiants par le biais de l’allitération en [-l] met en valeur ce champ lexical. Faut-il interpréter les lampes allumées de manière métaphorique ? Sont-ce les idées du poète qui s’éclairent au fur et à mesure que le poème s’écrit ? Ces « lampes allumées très tard » renvoient-elles à la lucidité du poète qui se rend compte, après coup, de la douleur (matérialisée par des « insectes rouges ») qu’il ressent face à cette liaison extra-conjugale, lui qui se sentait à l’étroit dans une relation à deux ? Serait-ce une erreur de « jeunesse » ?
La mention des « seins » fait sans doute référence à une réalisation artistique du buste de Gala qui servait de modèle au peintre. Est-ce en voyant cette réalisation que le poète ressent une agressivité amplifiée vis-à-vis de sa femme infidèle ? Le poème s’achève sur une image « épineuse » (celle des fourmis rouges qui piquent) signe que la crise du couple (cf. J-C. Gateau) n’est pas terminée. Elle va d’ailleurs être développée tout au long de la section Répétitions. L’ « inceste » du premier vers débouche par un écho paronomastique sur les « insectes » qu’il convient sans doute d’écraser pour ne plus souffrir. La couleur « rouge », symbole du sang et de la passion, clôt le poème sans résoudre la tension amoureuse.
Mais est-ce vraiment la fin du poème ? Bien qu’Eluard soit un poète moderne, loin de la facture classique, on peut se demander si ce poème n’est pas un sonnet incomplet, un sonnet dont il manquerait un tercet. Or le tercet final ne peut peut-être pas être écrit tant que la liaison se poursuit et elle ne prendra fin que des années plus tard (en 1924). A cette occasion, Eluard écrira un autre poème intitulé « Max Ernst » (NP, 116) dont la première strophe insiste, en effet, à travers une autre reprise anaphorique (« Il a laissé »), sur l’abandon du rival.
Conclusion : Eluard exploite toutes les ressources du langage pour « suggérer » (plus que « nommer », comme le dit Mallarmé) l’expérience douloureuse qu’il vit, déchiré qu’il est par cette liaison qui unit sa femme et son ami proche. Le poète procède ici à une « torsion » du langage (cf. Paul Ricoeur) afin de créer un discours poétique inouï, qui lui permet de rendre compte de la tension inhérente à sa relation amoureuse. Il joue avec les signifiants des mots, se préoccupant peu de leur signifié. Les images semblent alors s’engendrer spontanément les unes par rapport aux autres, conformément aux préceptes surréalistes. Eluard prend le parti d’employer un vocabulaire simple, mais les associations auxquelles il procède poussent le lecteur à chercher une interprétation au-delà du sens premier des mots. C’est une poétique de l’ « outre-sens » (cf. « Poèmes », R, p.25) qui semble se mettre en place ici et qui va être développée tout au long de la section « Répétitions ».
EM