Programme 2014 : Explication de texte

> Paul ELUARD – CAPITALE DE LA DOULEUR

Page 125 « Dans la brume où des verres d’eau s’entrechoquent… »

Explication de texte

 

 

INTRODUCTION

Situation


La pratique poétique de Paul Eluard a commencé par le vers ; ce n’est qu’en 1921 qu’il écrit ses premiers poèmes en prose, assez conjointement donc à son entrée en Surréalisme. Peu nombreux dans les deux premières parties de Capitale de la Douleur, « Répétitions » et « Mourir de ne pas mourir », les poèmes en prose se multiplient en revanche dans « Nouveaux Poèmes ». Ainsi, le poème que nous allons étudier, qui n’a pas de titre mais débute par ces mots « Dans la brume où des verres d’eau s’entrechoquent… »* et se situe à la page 125 du recueil, est le premier d’une suite de quatre. Le poème en prose qui, selon Henri Meschonnic privilégie « le verbe » et « l’acte », constitue donc un écart par rapport au style nominal propre à Eluard.

 

Sujet


Ce poème à forte dimension narrative évoque le désespoir des hommes suite à une disparition des femmes. Cette disparition, si on confronte le poème au titre du recueil, est donc bien l’un des motifs majeurs de la douleur.

 

                 

(Lecture)

 

Composition et remarques


La composition du poème se déduit de l’emploi des temps verbaux et des différentes étapes du récit. Quatre mouvements sont à distinguer.

 

-        Le premier mouvement coïncide avec le premier paragraphe qui établit, au présent de l’indicatif, un constat négatif, celui du départ des femmes, constat suivi d’un commentaire explicatif.

-        Le deuxième mouvement décrit l’enfer d’un monde sans les femmes. Il regroupe les paragraphes 2 et 3 du poème. Il est rédigé, comme la suite du poème, au futur de l’indicatif.

-        Le troisième mouvement consiste en la réaction de colère des hommes face à cette frustration  et en le retour de la femme. C’est le quatrième paragraphe.

-        Le quatrième et dernier mouvement est formé par l’unique phrase du dernier paragraphe. Il marque le retour à l’équilibre.

 

                                                                       

Problématique


Dans le cadre de la poésie surréaliste, un tel schéma narratif est déroutant par sa clarté. C'est pour cette raison que nous ne suivrons pas la piste habituellement suivie pour l'étude de ce poème, qui est celle du récit de rêve, le rêve se caractérisant au contraire par une bien plus grande incongruité scénaristique ("Pour se prendre au piège" p. 55, par exemple). Nous verrons qu'alors qu'Eluard  vit une crise personnelle, il va exprimer sous l'angle de l'universel sa vision des relations entre les hommes et les femmes et que le poème en prose va prendre la forme d’un récit des origines expliquant comment la femme est devenue source de vie et de lumière, image traditionnellement éluardienne.

 

 

EXPLICATION

1er MOUVEMENT


Le poème débute par une proposition subordonnée circonstancielle qui permet de dessiner un cadre, « Dans la brume où les verres d’eau s’entrechoquent » : la brume est ce qui fait obstacle au regard, à la communication, elle est l’indice d’un malaise que confirme la suite de la phrase. En effet, le mot « eau » ne permet pas de rétablir la transparence car les chocs, outre qu’ils dénotent une certaine violence, troublent la limpidité de l’eau. Composé de brume et d’eau, cet univers est aussi curieusement incolore. Le malaise que l’on ressent d’emblée est confirmé par une deuxième proposition subordonnée « où des serpents cherchent du lait » par la présence toujours inquiétante de l’animal biblique. Après un effet d’attente apparaît la proposition principale, « un monument de laine et de soie disparaît ». Comment comprendre cette image qui associe des matières , la pierre et les tissus, si différentes ? On peut lire la « laine et la soie » comme une métaphore de la femme dans sa double dimension maternelle et amoureuse : la laine est enveloppante et protectrice, la soie est sensuelle et séductrice. Parler d’un « monument de laine et de soie » peut alors signifier que la femme est très importante, qu’elle a une importance monumentale, capitale, mais il est plus intéressant de voir ce monument comme un bâtiment qui contiendrait ces femmes-mères, ces femmes-amantes, un lieu de retraite, une sorte de couvent, l’obstacle de la pierre venant redoubler celui de la brume pour les dérober aux yeux des hommes. La paronymie entre « lait » et « laine » insiste sur la dimension maternelle de la femme, qui est avant tout la mère de l’homme. L’image du serpent semble accuser ce dernier d’ingratitude sinon plus envers celle qui l’a mis au monde. Cette  principale vient buter sur le mot « disparaît » : telle est la perturbation qui frappe cet univers. La mise en relief de ce terme en fin de phrase, le fait que la principale compte les 12 syllabes d’un alexandrin, tout cela en fait une annonce coup de tonnerre.

 

La phrase suivante est un commentaire explicatif, « C’est là que, la nuit dernière, apportant leur faiblesse, toutes les femmes entrèrent. » La nuit reprend le motif de l’opacité. On voit que ce sont les éléments de la nature, la brume, la pierre du monument, la nuit, qui aident la femme à se dissimuler. La formulation universalisante « toutes les femmes » est ce qui nous met sur la piste d’un récit mythique : ce n’est pas l’histoire d’un homme qu’évoque ce poème, mais de l’humanité toute entière. Une première caractéristique des femmes est mentionnée, « leur faiblesse ». Si cette caractéristique est mentionnée, c’est sans doute qu’elle est en lien avec  le départ des femmes. On peut y voir le signe d’un rapport de force qui leur a été défavorable. Cette faiblesse n’est cependant pas présentée par le poète comme quelque chose de négatif,  mais au contraire valorisé, elles l’apportent avec elles comme s’il s’agissait d’un don précieux. 

 

« Le monde n’était pas fait pour leurs promenades incessantes, pour leur démarche languissante, pour leur recherche de l’amour » : la femme est présentée comme un être dans une quête d'amour perpétuelle, que ce soit à travers le champ lexical du mouvement ou bien par le dernier SN, le plus explicite. On remarque le rythme ternaire de la phrase « pour leur(s)… » Cette mise en rythme qui donne un balancement à la marche de la femme est à comprendre comme un parti-pris du poète en faveur de ces femmes. En effet, même si cette marche chaloupée pourrait rassembler au racolage d'une prostituée,la formulation n'est nullement péjorative. Comprenons simplement que la femme est une créature de désir mais que ce désir ne suffit cependant pas à établir un lien entre les sexes. 

La dernière phrase de ce premier mouvement débute par une apostrophe par laquelle le poète s’adresse au « Grand pays de bronze de la belle époque ».  Le grand pays de bronze est ce monde où les femmes et leur quête d'amour se sont heurtées à la dureté, l’inflexibilité. L’expression « belle époque » ne semble pas ici désigner la période 1900, ce serait plutôt un équivalent de l’âge d’or. Un âge d’or pendant lequel les hommes vivaient en compagnie des femmes sans les bien traiter, une période archaïque pendant laquelle se sont définies les relations hommes-femmes. Un âge d’or maintenant aboli par le départ des femmes. A ce « pays » auquel il s’adresse, le poète semble attribuer la responsabilité du départ des femmes, « l’inquiétude a déserté ». Cette dernière phrase appuie l’hypothèse d’une guerre des sexes, le terme « déserté » évoque celui qui quitte le terrain du combat, tandis que le mot « inquiétude » vient reprendre sous l'angle moral ce qui était exprimé dans la phrase précédente avec les verbes de mouvement. Pour les femmes, il n'y a de repos ni physique, ni moral. Le mot "inquiétude" vient aussi faire écho à « faiblesse » et « languissantes ». La femme fuirait, victime d'une brutalité masculine qui ne lui laisse aucune place.

 

2éme MOUVEMENT


La femme disparue, le poème est maintenant rédigé au futur, ce temps verbal permettant d’établir une programmation pessimiste : « Il faudra se passer… » Les hommes vont faire l’expérience de la perte et de la frustration, frustration rendue plus aiguë par l’évocation , dans une sorte de ressassement douloureux, de ce qui est justement perdu et qui permettait l'échange, « des gestes plus doux que l’odeur », « des yeux plus clairs que la puissance ». Dans ces deux systèmes comparatifs, on observe un décalage, un décalage entre les perceptions, le toucher ( « les gestes plus doux » sont les caresses )et l’odorat d’abord, puis entre le concret « les yeux » et l’abstrait « la puissance ». Les gestes de la femme sont si doux –on se souvient de sa fragilité- qu’ils se dématérialisent. Quant aux « yeux », s’ils sont plus clairs que la puissance, c’est en vertu d’une loi chromato-symbolique selon laquelle le clair est associé à la fragilité féminine et l’obscur à la force masculine. A travers ces images, la fragilité féminine revient hanter les hommes, comme un remords. Le décalage que l’on observe entre les deux membres des systèmes comparatifs mime la distance qui existe désormais entre les hommes et les femmes. Pour les hommes est venu le temps de la défaite. Leur réaction s’exprime par « des cris, des pleurs, des jurons, des grincements de dents » et semble ainsi constituer une régression vers l’enfance ou l’animalité quand on ne maîtrise pas ou imparfaitement le langage. Responsable de la perte du langage, l’absence de la femme serait alors aussi, si on pousse l’analyse à un niveau métatextuel, responsable de la perte d’inspiration poétique. Mais il est aussi possible de voir dans ces quatre termes figurant le désespoir de l’homme une opposition entre une manifestation virile du désappointement , les « jurons », les « grincements de dents » et une plus  féminine, «les « cris », les « pleurs », la femme étant traditionnellement représentée comme faible ou hystérique, l’homme rude et  grossier. Cela renverrait alors à une nature androgyne des êtres, l’homme aurait de la femme en soi, et c’est pour cela que l’absence de cette dernière serait si insupportable. La perdre elle, serait se perdre soi.

 

 La suite du programme est encore pire qui promet aux hommes solitude sexuelle et stérilité : « Les hommes qui se coucheront ne seront plus désormais que les pères de l’oubli ». L’oubli succèdera aux hommes car ils n’auront pas de descendance. La fin du monde sera donc la conséquence du départ des femmes. Les hommes semblent prendre conscience que la domination sur la femme était un leurre, une « victoire sans lendemain », puisque les voilà privés d’avenir. Tout ce qui est beau git « à leur pieds » comme des proies abattues. Les « auréoles » ainsi jetées à terre renvoient à une idée souvent exprimée chez Eluard et touchant à la nature divine de la femme. Une telle profanation explique et justifie l’emploi du futur. En effet, on peut imaginer le même poème écrit entièrement au présent. Qu’apporte de plus le futur ? Le futur prophétique a des accents menaçants, il nous met en garde et surtout il donne au malheur de l’homme la coloration d’une malédiction biblique (surtout à travers le thème de la stérilité). Le pronom « nous » qui inclut le poète montre qu’il s’associe aux hommes dans leur regret du « beau ciel bleu » dont ils étaient « parés ». « Ciel bleu » d’avant la brume, d’avant la nuit, d’avant la scission homme-femme, "ciel bleu" du printemps éternel de l'âge d'or.

 

3ème MOUVEMENT


Le 3ème mouvement du poème montre le passage d’une déploration passive à une colère plus active. Ce changement est marqué par une rupture temporelle « un jour », l’exaspération de l’homme est saisie à travers un rythme binaire « Un jour, ils en seront las, un jour ils seront en colère ». Le terme abstrait « colère » est rendu plus concret par deux images en apposition « aiguilles de feu , masques de poix et de moutarde ». Dans ces images, tout évoque l’agressivité, l’aiguille pique, elle est une épée en réduction (Plus tard, Eluard écrira « fine comme une aiguille forte comme une épée » dans « Courage ») ou une flèche enflammée, le masque peut être celui que portent les guerriers en Afrique, la poix était jetée du haut des remparts dans les guerres médiévales. Quant à la moutarde, parce qu’elle rappelle l’expression « La moutarde me monte au nez » elle redouble l’expression de la colère tout en évoquant le fameux gaz moutarde de la première guerre mondiale. Une colère, une agressivité bien teintées d’archaïsme. Le coordonnant « et » ne semble pas avoir une simple valeur d’addition. Il possède une nuance de conséquence, c’est la colère des hommes qui est à l’origine du retour des femmes. Mais cette femme rappelée par la colère des hommes revient métamorphosée, c’est une femme virilisée et dangereuse, comme empreinte de cette colère, une femme révoltée. Le verbe « se lèvera » s’oppose au départ de la femme par des « chemins en pente douce » : ce retour a des allures de remontée d’entre les morts. Cette femme nouvelle est riche d’une dimension physique, elle a acquis « des mains, « des yeux », « un corps », elle n’est plus voilée de laine et de soie. C’est une guerrière, ses mains sont « dangereuses ». Il n’est plus question de « gestes doux ». Les « yeux de perdition », « le corps dévasté » ont fait l’expérience de la destruction, peut-être du vice. C’est une femme phénix qui renaît plus forte d’avoir été détruite. On verra plus loin que son rayonnement lui vient peut-être d’avoir subi l’épreuve du feu. Le travail du rythme permet de l’opposer à l’homme. Au rythme binaire repéré aux lignes 18-19 s’oppose le rythme ternaire , « avec… » des lignes 20 et 21. Il faut dire un mot sur la substitution du SN « les femmes » par « la femme ». Ce qui revient n’est ni une femme individuelle, ni la collectivité féminine mais une créature qui a changé de statut, une divinité solaire « rayonnant » qui vient peut-être pour appliquer une punition. Cette image de la femme, source d’une lumière inépuisable « à toute heure », source de vie par conséquent, cette femme ayant définitivement renversé la relation de pouvoir est celle que l’on rencontre si fréquemment dans la poésie de Paul Eluard. Ce poème présente la genèse d'une image. On voit qu'elle procède d'une réflexion sur l'inégalité ou "l'égalité des sexes" (cf p. 51- On pourrait citer le vers "Tes yeux sont revenus d'un pays arbitraire /où nul n'a jamais su ce que c'est qu'un regard"...dans cete autre poème, la femme est ausi revenue d'un autre monde,)

 

4ème MOUVEMENT


Le dernier paragraphe est séparé du reste du poème par un espace et il n’est composé que d’une seule phrase, brève ; deux éléments qui accentuent l’effet de clôture. « Et le soleil refleurira, comme le mimosa.» L’astre et la fleur, boules jaunes jumelles expriment un retour à l’équilibre, le retour à une harmonie entre le ciel et la terre, un monde qui  grâce au soleil a retrouvé ses couleurs. Le « et », à nouveau conséquentiel, dit sans ambiguïté que c’est la lumière émise par la femme qui rallume le soleil et sauve le monde de la destruction. Les procédés poétiques appuient cette idée d’harmonie : dans les deux propositions qui forment cette dernière phrase, on reconnaît un octosyllabe puis un hexasyllabe. Par sa linéarité, cette phrase dessine une ligne d’horizon optimiste. C’est une approbation de ce nouveau statut de la femme.

 

CONCLUSION

Le phénix, la femme source de vie et de lumière sont des images récurrentes dans la poésie de Paul Eluard Ce poème en prose montre, sous la forme d’un récit mythique empruntant beaucoup de références à la Bible mais aussi à des mythes païens , que cette supériorité souveraine est l’aboutissement paradoxal d’un rapport de force entre l’homme et la femme. L’homme ne peut qu’être perdant à vouloir asservir un être dont il est dépendant et qui lui est même consubstantiel. Le mythe ancien de l'androgyne est réactualisé et réinterprété à travers une réflexion sur la nécessaire égalité des sexes.  Paradoxal est aussi le statut du poète. Parfois il semble se fondre dans la masse masculine responsable du départ de la femme, parfois il semble afficher un degré de lucidité supérieure qui l’amène à prophétiser  la fin d’un monde déserté par les femmes. L'aspect prophétique du texte est aussi l'une des choses qui en fonde la poéticité, le prophète comme le poète étant deux êtres inspirés, la poésie étant, "d'essence prédictive".

* 1ère publication en 1925 dans la revue belge "Le disque vert" 

FV