Programme 2014 : Etude littéraire

> Stendhal – Le Rouge et le Noir

Ch II- 35/36 "Un homme d'esprit... à la gloire et à son fils" (pp. 577-588)

Etude littéraire

  

Au chapitre 32 de la seconde partie du Rouge et le Noir, Mathilde de La Mole apprend à son père le marquis qu'elle attend un enfant du secrétaire de ce dernier, Julien Sorel. Elle pose aussi la question de leur devenir ultérieur. S'ensuit une entrevue entre les deux hommes pendant laquelle le marquis exprime toute sa colère et un peu de déception, une entrevue qui ne débouche sur aucune prise de décision concrète. Pour le marquis, cette affaire privée est reflet de la situation historique: "Nous marchons vers le chaos" dit-il juste avant que ne commence le passage que nous étudions. Ce passage qui commence par le dilemme du marquis s'achève juste avant que n'arrive la lettre de Mme de Rênal alors que Julien, comblé de bienfaits, voit l'aboutissement de son parcours parisien. 80 pages avant la fin réelle du roman, ce passage a donc l'allure d'un premier dénouement. Mais au dilemme du marquis devant régler le sort de Julien se superpose un autre questionnement, regardant l'auteur lui-même cette fois : comment finir? Comment mettre fin au roman - on sait que pour Stendhal qui laissa inachevé Lucien Leuwen et Lamiel , la question est aiguë - et comment mettre fin au roman intime de chacun des personnages, tous des êtres d'imagination sans renoncer toutefois à cette imagination qui est valeur suprême.


Problématique: Ces pages qui portent les éléments d'un dénouement à première vue positif ne vont-elles pas se révèler en réalité profondément insatisfaisantes et témoigner de la difficulté à mettre fin à tous les romans?


Plan:
1- Le premier procès de Julien
2- Chimères impératrices
3- Au bord d'un dénouement ignoble

 

1- LE PREMIER PROCES DE JULIEN:

a- Le marquis seul en scène

Les pages que nous étudions semblent se présenter comme une répétition du procès de Julien. Ce dernier reste d'ailleurs dans la coulisse, "caché au presbytère de l'abbé Pirard" (p. 578) ou bien envoyé à Strasbourg. Son destin se joue sans lui - le marquis décide à sa place "il lui faisait prendre (cf. les pronoms) ; Mathilde lui prête actes et propos "M. de La Vernaye serait à vos pieds... pour lui" (p. 583) et alors que le lecteur avait l'habitude de suivre le discours intérieur du jeune héros, il n'a plus guère accès à l'intériorité de Julien qui reste "silencieux" et est surtout perçu de façon extérieure, par le marquis ou les militaires de Strasbourg. C'est aux pensées du marquis que le passage fait la part belle car il est celui qui va décider du sort de Julien.Il est l'agent principal du dénouement. En éloignant Julien, en communiquant par lettres avec sa fille qui vit pourtant sous le même toit, il préserve son indépendance, à l'écart de toute influence, en particulier celle de sa fille "Je me défie de Mathilde" (p. 583). Celle-ci en effet essaie de prendre le pouvoir, actualisant un futur virtuel "Mon mari", établissant un programme "Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle...il nous mariera", tentant l'alliance des décisions avec un "nous": "Nous trouverions dans son âme du plébéien révolté" (p. 580). Mais l'autorité du marquis se veut sans partage et au futur programmatif de Mathilde , il répond par des impératifs brutaux "Gardez-vous de nouvelles folies", "Obéisssez". De la même façon la communication épistolaire au sein de sa propre maison le fait échapper au dialogue, sa parole doit tomber comme une sentence, sans réplique. Le marquis tient son pouvoir du fait que Mathilde, malgré son caractère impérieux dépend de lui. Si elle cesse de lui plaire, tout est compromis "Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m'oublier" (p. 584)Tel un juge, le marquis a sur Julien pouvoir de vie et de mort,tel un romancier, il lui modèle une destinée "Il rêvait à lui bâtir une brillante fortune" (p. 581)


b- Un monologue judiciaire


Le texte nous fait plonger dans les pensées du marquis, au style direct "Si ce Julien pouvait mourir par accident, se disait-il quelquefois" , ou au style indirect libre "Et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie? ". Le dilemme qui occupe l'esprit du marquis est structuré comme un monologue théâtral (page 581 à 583): on suit les revirements de la pensée "L'on ne peut refuser... mais; Il ne s'est ménagé aucun appui... mais; Non, il n'a pas le génie adroit et cauteleux d'un procureur... d'un autre côté..." Cette argumentation intime est une argumentation judiciaire: il s'agit de décider si Julien est innocent "Y a-t-il eu amour véritable, imprévu?" ou coupable "ou bien désir vulgaire de s'élever à une belle position?" (p. 582). En découlent deux attitudes possibles "se fâcher" ou "pardonner" (p. 577). Dans le premier cas, le marquis est tenté de tuer Julien, dans le deuxième de l'enrichir. Deux dénouements virtuels sont donc en suspens. Ce monologue délibératif fait se parler deux voix, celle de l'aristocrate outré "Il ne nous respecte pas d'instinct...C'est un tort" (p. 582) et celle du père. "Ah! Monsieur, devais-je m'attendre à tout ceci?" : ne lit-on pas dans cette phrase le dépit du coeur?* La crise qui jette le marquis dans ce monologue est à la fois politique et intime. Dans cette colère d'un père, déçu et trahi par celui en qui il voit presque un fils on retrouve des échos du grand monologue d'Auguste dans Cinna de Corneille. Comme Auguste, le marquis finira par choisir la clémence, sans que l'on puisse dire pour autant que le monologue aboutisse à une prise de décision nette et entière, la distribution des bienfaits est paradoxale, se doublant d'un maintien de l'éloignement "Voici un brevet de lieutenant de hussards, pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye...Qu'il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à Strasbourg" (p. 583) . Faute en est peut-être à cette "vélléité de caractère" qu'évoque Mathilde.


c- La temporisation et le déni


La phase aiguë et rhétorique du monologue donne l'impression d'un resserrement sur une courte durée: il s'étale au contraire sur une longue période. Nombreuses sont les indications montrant que le marquis peine à prendre une décision et temporise tant qu'il le peut: "Un mois se passa sans que la négociation fît un pas ; les lenteurs du marquis; ils étaient des semaines entières sans parler de l'affaire (p. 578); les six semaines qui venaient de s'écouler" (p. 581)" Le clivage propre au monologue ( "se fâcher" ou "pardonner") se prolonge à travers une autre contradiction: agir ou attendre. Cette attente alors que la grossesse de Mathilde risque de ne plus pouvoir passer inaperçue, est étonnante. C'est l'honneur de sa fille qu'il met en péril comme Mathilde le lui rappelle (p. 583). Le marquis est dans le déni, refusant de voir Julien ("Je ne veux pas savoir où est cet homme") et de prendre en compte la réalité de la grossesse. Et s'il couvre Julien de bienfaits, le marquis ne se prononce cependant pas en ce qui concerne un éventuel mariage. Or, pourquoi enrichir Julien, lui donner une nouvelle identité si ce n'est dans la perspective qu'il soit un jour l'époux de Mathilde? Face à la "nécessité de se décider", le marquis ne fait que la moitié du travail.

 

T: En dépit de longues délibérations intérieures et de la clémence du marquis envers Julien, le maraige reste un point de blocage. C'est que pour le marquis, voir Mathilde épouser Julien, c'est renoncer à son rêve, à son roman à lui.

 

2- CHIMERES IMPERATRICES:


a- A chacun son roman


Le roman de Stendhal englobe une multitude de petits romans, les romans intimes et personnels de plusieurs personnages, en particulier les trois présents dans les pages que nous étudions. Julien l'explicite avec ces mots "Mon roman est fini": au terme de son parcours parisien, il voit en effet ses ambitions satisfaites. Le marquis de la Mole et Mathilde sont eux aussi romanciers de leur vie. Le roman que le marquis poursuit est de voir sa fille duchesse "décorée d'un beau titre" (p. 581), celui de Mathilde de faire "reconnaître son mariage": "elle passait sa vie à s'exagérer la haute prudence qu'elle avait montrée en liant son sort à celui d'un homme supérieur" (p. 579). Le roman du marquis est une "folle passsion", celui de Mathilde est "folie". Il y a de la comédie dans cette peinture de caractères dominés par l'imagination, en proie à une monomanie, entièrement"absorbés" (Le verbe "absorber" revient à plusieurs reprises). Le marquis incarne "l'homme à imagination", ainsi que se définissait Stendhal lui-même dans La Vie d'Henry Brulard. On remarque d'ailleurs que Stendhal a plus de sympathie pour le roman du marquis dont les pensées s'étalent sur des pages que pour celui de Mathilde dont les lettres sont abrégées par un "etc". Et on assiste à un choc des ambitions, ces romans-là étant incompatibles: Mathilde duchesse ne coïncidant pas avec Mathilde, femme de Julien.  


b- Le rêve à l'épreuve du réel


Aucun des personnages ne semble vouloir renoncer aux délices de l'imagination. Le roman de Julien est "fini" pour lui mais se prolonge à travers le fils attendu. Plus que d'une incapacité à se décider, le monologue étalé du marquis témoigne d'une jouissance à pratiquer le vagabondage de l'esprit, un refus de renoncer à la rêverie. "Prendre un parti", l'expression est en italiques, elle n'appartient pas au vocabulaire du marquis. Ce dernier personnifie une "imagination attristée" qui doit se confronter au choc du réel (Le mot est présent trois fois p. 581) . Le réel, c'est Mathilde séduisant Julien, le réel, c'est la grossesse, le réel c'est le peuple, le réel c'est le fils du charpentier qui transforme la future duchesse en Mme Sorel. Mais l'empire du rêve est tel que dans l'opposition entre rationalité ("sages raisonnements", "bons raisonnements") et rêve (il n'est question que de "l'enthousiame d'un poëte, de caprices, chimères, rêveries et songes"), la raison peine à l'emporter. C'est la maxime initiale qui nous en prévient tout de suite: " Aucun argument ne vaut pour détruire l'empire de dix années de rêveries agréables" (p. 577) Après que M. de La Mole lui a donné 20 000 frs, Julien adhère quant à lui sans distance aucune à la possibilité d'être "le fils naturel de quelque grand seigneur". "A chaque instant, cette idée lui semblait moins improbable" (p. 587) C'est peut-être en cela que Le Rouge et le Noir peine à entrer dans la catégorie du roman d'apprentissage, l'enjeu étant moins de se confronter au monde réel que de cultiver les fruits de l'imagination.


c- Julien, vecteur du romanesque


C'est la personnalité de Julien, mystérieuse, insondable, ("Je ne sais pas encore ce que c'est que votre Julien, et vous même vous le savez moins que moi" p. 584 )qui nourrit le roman du marquis et celui de Mathilde. Julien est "l'homme supérieur", il effraie et il fascine "l'on ne peut refuser à Julien .... l'impression qu'il produit sur tout le monde" (p. 581), "Je ne connais pas Julien; ce mot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les supositions les plus enchanteresses. Dans son examen des possibles, le marquis élabore plusieurs scénarios fantasmatiques, Julien fuyant en Amérique avec son argent , mais aussi Julien pair de France. Il s'agit là d'un substitut consolateur et qui permet d'apporter une solution au problème posé par la liaison entre Mathilde et Julien tout en préservant le cycle de l'imagination. On voit bien comment le marquis remplace un premier roman "Mathilde duchesse", désormais compromis, par un second, assez équivalent dans sa dimension sociale, "Julien pair de France". On est alors assez proche de ce que la psychanalyse appelle le roman familial. Le marquis réécrit les liens entre Julien et lui. Lui transmettre la pairie, c'est en faire un fils, c'est donner corps à la rumeur d'une naissance illégitime et illustre de Julien qui court depuis le début du roman. On observe d'ailleurs qu'il y a des ressemblances entre Julien et le marquis, tous deux font un transfert d'ambition sur leur enfant "Il ne pensait qu'à la gloire et à son fils" (p. 588).


T: Cette transmission de pairie pourrait faire se rencontrer les rêves de chacun: le marquis aurait une fille mariée à un pair de France, un nouveau fils en Julien, plus à son goût que le fade Norbert, et Julien romprait avec des origines honnies tout en s'approchant de son rêve de gloire épique. Tout pourrait alors s'arranger, mais nous allons voir que le dénouement heureux qui se dessine est peut-être en réalité un dénouement odieux.

 

3- AU BORD D'UN DENOUEMENT IGNOBLE:


a- Esquisse d'un dénouement heureux


A ce stade de l'intrigue, la plupart des ingrédients d'un dénouement heureux sont en place. Les bienfaits du marquis montrent que l'opposition du père au mariage des jeunes gens (situation de comédie...) fléchit. Et Julien a enfin gagné l'amour de la fière Mathilde, "J'ai su me faire aimer de ce monstre d'orgueil". (p. 585) Plusieurs sommes d'argent, le brevet de lieutenant, un nouveau nom qui efface la tache des origines prouvent qu'il y a ascension sociale. Réussite sociale, réussite amoureuse, le roman pourrait s'arrêter là. Mais un tel dénouement est trop beau pour être stendhalien - on sait que la fin du Lucien Leuwen et la réunion du héros avec Mme de Chasteller ne fut jamais écrite par Stendhal - et certains détails semblent l'invalider. Ainsi le chateau d'Aiguillon, que Mathilde voit comme la future demeure du couple, dans "un pays plus beau que l'Italie" est une perspective trop idyllique pour se réaliser dans l'univers stendhalien.


b- Relance de l'ambition et du calcul


Allons plus loin... Le dénouement esquissé n'est pas seulement trop beau pour être vrai, il a des effets néfastes sur le personnage de Julien. Jusqu'ici Julien ne se souciait que de gloire. Comme le marquis, il avait été préservé de la "gangrène de l'or" (p. 580). Les dons du marquis éveille en lui le goût et l'appétit de l'argent: "Cette fortune imprévue et assez considérable en fit un ambitieux. Il se voyait, à sa femme ou à lui, 36000 livres de rentes" (p. 579) Ce n'est plus le pur Julien que nous connaissions. Il faut aussi commenter le sens du mot "ambitieux" dans la citation qui précède. Signifie-t-elle qu'auparavant Julien n'ait pas été ambitieux? Il faut comprendre que Julien était ambitieux dans le bon sens du terme, soucieux de sa gloire, qu'il n'était pas un Valenod, mais que cette ambition dégénère en devenant amour de l'argent . L'ambition est d'ailleurs dévalorisée par l'épigraphe du chapitre 34 qui lui suppose des objectifs abjects "Je jetterais les novateurs dans les fers" (p. 577) D'autre part, le naturel du personnage, après une éclaircie "Julien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l'abbé" , semble destiné à disparaître à jamais "Julien était déjà froid et hautain" (p. 586) , Julien n'est plus que masque et calcul "il calculait déjà que, pour commander en chef à trente ans... il fallait à vingt-trois ans être plus que lieutenant" (p. 588).


c- Une résolution fausse et mensongère


A plusieurs reprises, le texte mentionne la "joie" de Julien, qui est le premier abusé par ce dénouement. Julien ne semble en effet pas percevoir ce que la situation a de fausse et de mensongère. N'y a t-il pourtant pas loin de son brevet de lieutenant à l'épopée napoléonnienne dont il rêvait? "Il était reçu lieutenant, sans jamais avoir été sous-lieutenant, que par les contrôles d'un régiment dont jamais il n'avait ouï parler" (p. 588) Reçu par "faveur" , Julien n'a jamais eu à faire ses preuves et malgré son adresse au tir, c'est surtout son apparence qui lui attire le respect. Le souci qu'il apporte d'ailleurs à son aspect, à celui de son cheval, "Il donnait une grande part de son attention... anglais" (pp. 587-588) dénonce cruellement le manque de consistance de ce soldat. Ce n'est pas un brevet mais une panoplie de soldat qu'il a en fait reçu du marquis. Le marquis a raison de souligner qu'on ne sait pas qui est Julien. Il ressemble à un "grand seigneur anglais", à Korasoff ou Beauvoisis, mais il n'est encore pas lui-même. Il n'a pas encore atteint la vérité de l'être. Le texte en donne une autre preuve: ce dénouement qui fait de Julien M. de La Vernaye veut faire d'une rumeur une vérité. Tout finit bien, mais Julien n'est ni le fils d'un grand seigneur (car un roman de 1830 n'est pas un mélodrame de 1770...) , ni un soldat ayant fait ses preuves sur le champ de bataille, ni surtout débarassé de son masque. Ce qui ne fonctionne pas dans ce dénouement, c'est que nous ne connaissons toujours pas Julien et qu'au contraire, son identité se brouille de plus en plus. En cela on peut qualifier ce premier dénouement d'odieux car il semble éloigné le personnage de lui-même.


Les pages étudiées auraient pu constituer le dénouement du roman, un dénouement heureux mais profondément décevant en cela qu'il semble diminuer le personnage de Julien, totalement dépossédé de son sort dans ces chapitres ou le marquis prend l'initiative malgré son peu de goût pour les décisions arrêtées, mais aussi gagné par l'hideux amour de l'argent et enfoncé toujours plus avant dans le calcul et le mensonge. Dans ce dénouement, Stendhal emprunte beaucoup au théâtre, que ce soit à la comédie, au mélodrame ou à la tragédie, façon peut-être de nous avertir que ce qui semble être un dénouement de théâtre ne saurait être un dénouement de roman. Ces pages sont donc aussi une réflexion métatextuelle sur la difficulté à finir, le difficile renoncement des personnages à l'imagination reflétant la difficulté de Stendhal à régler le sort de son personnage.  Ainsi peut-on dire que la lettre de Mme de Rênal n'est pas une péripétie dramatique précipitant la catastrophe mais qu'elle sauve Julien de la médiocrité en lui permettant de découvrir vraiment qui il aime et qui il est. FV

* Pour appuyer cette idée, j'ai voulu citer l'expression "Mon Julien" (p. 582) mais l'édition GF donne l'orthographe "Mons" abréviation de "Monsieur"