> Paul ELUARD – CAPITALE DE LA DOULEUR
Dissertation: citation de Jean-Marie Gleize
Contribution de Stéphanie Parruitte
Dissertation en temps limité – Agrégation interne lettres modernes 2014
Capitale de la douleur – Paul Eluard
SUJET
Jean-Marie Gleize, dans sa postface à l’ouvrage de Louis Parot sur Paul Eluard qui est le premier volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, présente ainsi l’intention du poète :
« Ce qui est sûr, c’est que l’intention d’Eluard est ‘‘réaliste’’ : il ne cherche pas, par la multiplication quasi magique des ‘‘merveilleuses’’ images (ou par l’abus simple du ‘‘stupéfiant image’’ comme le disait Aragon[1]) à dé-payser le réel, à produire des doubles délirants ou rassurants, euphorisants, anesthésiants. Il croit au contraire. Il entend conduire ou reconduire incessamment au réel par l’image, qui ne saurait ‘‘mentir’’.
La lecture de Capitale de la douleur vous semble-t-elle donner raison au poète et critique Jean-Marie Gleize ?
Le 20e siècle marque un tournant concernant l’histoire littéraire : les auteurs adoptent une démarche désormais plus individualiste, alors qu’au siècle précédent, les mouvements collectifs se sont succédé, enchaînés, déchaînés. Réalisme, naturalisme, romantisme, symbolisme, décadentisme, ces quelques courants cités ont touché différents genres. Cependant, au moment de la première guerre mondiale, le genre poétique semble avoir résisté à l’appel d’une activité créatrice solitaire. En effet, le mouvement dada naît en 1916 à Zurich suivi de près par le surréalisme : Eluard a participé à ces deux mouvements traversant les arts et les frontières. Pour autant, son recueil le plus célèbre, Capitale de la douleur ne peut se réduire à de la poésie dadaïste ou surréaliste, et à ce titre, Jean-Marie Gleize a écrit : « Ce qui est sûr, c’est que l’intention d’Eluard est « réaliste » : il ne cherche pas, par la multiplication quasi magique des « merveilleuses » images (ou par l’abus simple du ‘‘stupéfiant image’’ comme le disait Aragon) à dé-payser le réel, à produire des doubles délirants ou rassurants, euphorisants, anesthésiants. Il croit au contraire. Il entend conduire ou reconduire incessamment au réel par l’image, qui ne saurait « mentir ». » Selon lui, l’intention d’Eluard serait de traduire le réel par le biais de l’image qui révélerait le vrai. Eluard n’aurait pas pour but de modifier le réel, de le transcender ni de l’habiller autrement. Les « doubles » dont parle le critique évoquent ce dont l’image serait capable : c’est-à-dire passer d’un extrême à un autre, susciter la folie, l’enthousiasme ou à l’inverse calmer l’angoisse, endormir l’enthousiasme. L’auteur de L’Amour la poésie ferait l’inverse, ce qui laisse supposer une écriture équilibrée pour être au plus près du réel à exprimer. En quoi la poésie à l’œuvre dans Capitale de la douleur, recueil a priori empreint de surréalisme, aurait-elle pour finalité l’accès au réel par le vecteur de l’image ? Nous verrons que si le langage poétique dans ce recueil cherche à dévoiler le réel au moyen de l’image, on peut néanmoins constater que ce langage est imprégné des recherches surréalistes ce qui fait de nouveau examiner l’intention « réaliste », à moins de considérer que l’écriture éluardienne accède au réel par d’autres moyens langagiers que l’image.
A la lecture du recueil, nous sommes frappés par l’originalité et la variété des images. De nombreuses métaphores, mais aussi des comparaisons, bien qu’en nombre plus restreint, jalonnent l’ensemble de l’oeuvre, et ce, quelle que soit la section. Cependant, c’est une caractéristique bien commune que de trouver des images dans un texte poétique. La volonté de suggérer amène le poète à produire différentes images. Chez Eluard, il semble qu’il y ait une recherche de l’image juste qui viendrait dévoiler le réel. Par exemple, dans le poème « La Grande Maison inhabitable », il cherche à dire l’unicité, la singularité de cet être qu’il admire ; en voici la première strophe :
Au milieu d’une île étonnante
Que ses membres traversent
Elle vit d’un monde ébloui
La femme évoquée dans ce poème devient un espace insulaire. Cette analogie confère au personnage féminin un aspect paradisiaque, mais pas seulement. La description métaphorique du corps de la femme favorise les hypothèses de lecture : nous pouvons dégager de ces vers une idée d’isolement, d’unicité de la personne caractérisée, de voyage paradisiaque, élément d’ailleurs renforcé par le vers 3 avec l’adjectif « ébloui » évaluant de façon méliorative le nom « monde » qui se rapporte à la perception de la femme. Mais le poète ne se contente pas de créer des images singulières pour accéder à la réalité de ses sujets, il mêle le descriptible à l’indescriptible, le concret à l’abstrait. Dans « L’Unique », pour décrire le corps de la femme, il écrit
Une touche de silence, une touche de rose
et met donc en complément du même nom le « silence » et la couleur « rose ». Le groupe nominal « une tâche de silence » peut évoquer le silence admiratif du poète devant la beauté de cette femme. Les images construites par le poète s’avèrent inédites, adaptées à ce qu’il souhaite transcrire.
Cette volonté de « conduire ou reconduire incessamment au réel par l’image » est à rapprocher du goût de l’auteur pour la peinture : Eluard avait une grande admiration pour les peintres, il fut à ce propos très proche de Max Ernst à qui il consacre deux poèmes dans le recueil. La section « Nouveaux Poèmes » s’ouvre par un poème dédié à Picasso. De plus, sept poèmes dans cette partie sont consacrés à des peintres. Il est évident que sa poésie a été influencée par cet amour de l’art pictural. Dans Capitale de la douleur, nous remarquons une poétique proche de l’esthétique du collage que pratiquait notamment Max Ernst. Cela est lisible dans « La Parole » qui fait partie de la section « Répétitions », la première du recueil. Nous y lisons les deux vers suivants situés vers la fin du texte :
J’aime le plus chinois aux nues
J’aime la plus nue aux écarts d’oiseaux
L’effet de collage réside dans la répétition du terme « nu » qui témoigne d’une logique d’écriture, mais qui semble avoir été découpé pour être déplacé et mis à côté d’autres signifiants pour faire surgir de nouvelles images, et donc un sens inédit. Un autre poème permet de comprendre ce lien fort qu’Eluard entretient avec l’image : il s’agit du poème intitulé « André Masson » qui n’est autre qu’un peintre de l’époque d’Eluard. Dans ce texte, écrit en prose, nous trouvons des images insolites traduisant un lien entre le corps et la nature, ce que Masson avait à cœur de peindre, comme « le jasmin des mains ». Ainsi qu’il l’écrira plus tard dans Donner à voir, Eluard pense que « voir, c’est recevoir et refléter c’est donner à voir ». L’image semble pour lui la relation essentielle pour percevoir le monde et traduire sa perception.
Comme nous venons de le voir, Eluard a un goût prononcé pour l’image, une image inédite et souvent surprenante dans le but d’atteindre le réel. Bien que ces images soient étonnantes, il n’en demeure pas moins qu’elles sont en phase avec la réalité perçue par le poète. Ainsi, nous suivons constamment le tâtonnement de l’auteur qui évolue au fil de son existence et de sa confrontation permanente avec le réel et l’envie de le coucher sur le papier. Il ne cherche pas à « produire des doubles délirants ou rassurants, euphorisants ou anesthésiants » puisqu’il cherche à produire des images qui témoignent du réel. Le poète ne sombre jamais dans les extrêmes : point de poèmes exprimant exclusivement la folie ou l’angoisse, point de poèmes pour apaiser ou pour endormir la douleur ressentie. La poésie d’Eluard fait percevoir la nuance de l’âme humaine, les oscillations des sentiments humains. Dans un même poème, « Rubans », nous passons du constat du poète qui s’auto-félicite et qui semble apaisé « C’est bien : presque insensible » à une image violente exprimant une certaine impulsivité « et les mains qui pétrissent un ballon pour le faire éclater, pour que le sang de l’homme lui jaillisse au visage ». Eluard ne cherche pas à modifier, à exagérer, à atténuer la réalité ; il exprime simplement les soubresauts de l’âme humaine, les ressentis changeants, les pulsions qui peuvent apparaître. L’intention est bien « réaliste » et ce sont les images qui conduisent à l’expression du réel.
Cependant, cette intention « réaliste » doit être confrontée à l’aspect surréaliste présent dans le recueil. Est-ce que cette intention est continuelle et nous reconduit-elle « incessamment au réel par l’image » ? En effet, l’auteur de Capitale de la douleur a été influencé par le mouvement dada puis a été l’un des piliers du surréalisme. Il nous faut donc interroger le rapport qui existe entre la poésie éluardienne, l’intention réaliste que Jean-Marie Gleize lui attribue et le surréalisme. Si Eluard a une volonté d’écrire de la poésie surréaliste, ne cherche-t-il pas alors « à dé-payser le réel » ? Le dadaïsme, puis le surréalisme ont été des mouvements contestataires : le dadaïsme était un courant nihiliste auquel Eluard a adhéré de 1919 à 1923, période pendant laquelle la section « Répétitions » a été publiée, et le surréalisme était un courant qui a remis en cause le langage et a ouvert la voie à l’exploration de l’inconscient. En outre, le Manifeste du surréalisme de Breton est publié en 1924, la même année que la seconde section du recueil « Mourir de ne pas mourir ». Etant donné les liens qu’Eluard entretenait avec les membres de ce mouvement, il est difficile de ne pas faire de lien avec la production poétique d’Eluard. Rappelons la définition du surréalisme que l’on trouve dans le Manifeste : « automatisme psychique par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale. » Or, il se trouve que certains éléments présents dans le recueil vont dans le sens des valeurs défendues par les surréalistes. Par exemple, le poème « L’Ombre des soupirs » a été écrit au réveil et retranscrit le rêve effectué par le poète. On y trouve l’image « éclairs des veines » dont le sens peut nous échapper. Si c’est une retranscription de rêve comme nous l’indiquons, alors nous devons nous interroger sur la nature du réel auquel le poète voudrait nous conduire. Il existe donc dans la poésie éluardienne une propension à l’exploration de l’inconscient qui de notre point de vue transcende la simple intention « réaliste ». Par ailleurs, le poème en prose « Pour se prendre au piège » semble retranscrire également un rêve : une situation ordinaire est racontée par le poète qui y insère des actions dépourvues de lien logique, donnant à voir des images insolites. On y lit par exemple une femme qui mélange des œufs avec ses doigts.
En outre, à la lecture du recueil, nous percevons une impression d’éclatement, de dispersion liée à la variété des formes de textes et de mètres, ainsi que de celle des images. Le langage poétique semble aller jusqu’à la dislocation dans certains textes. C’est le cas notamment de « Poèmes » : ce texte de facture classique puisqu’il s’agit d’un sonnet, semble être décousu au premier abord. Le dernier tercet est introduit par ce vers au sens assez hermétique
A l’œil du pauvre mort. Peindre des porcelaines.
Il ne semble pas y avoir de rapport immédiat entre le groupe nominal et le groupe verbal qui sont tous deux séparés par un signe de ponctuation fort. Le langage poétique employé dans ce tercet semble se disloquer, suggérant une communication en train de se rompre. En effet, ce poème relate la déchéance de la relation amoureuse ; ainsi, la syntaxe morcelée peut être interprétée logiquement. Le « pauvre mort » symbolise la fin de la relation et « peindre des porcelaines » peut se comprendre comme une activité vide de sens qui reste au poète maintenant que son amour est parti. La blancheur que dénote le terme « porcelaine » est à rapprocher du groupe nominal « pauvre mort ». Il y a donc bien chez Eluard la volonté de libérer le mot, le matériau poétique, idée que l’on retrouve chez les surréalistes. Cependant, l’analyse et la recherche d’interprétation prouvent qu’Eluard construit un sens doté d’une grande cohérence, une poésie toujours au service de la retranscription du réel par l’image.
Eluard a bel et bien été influencé par les surréalistes mais il a pris des libertés avec ce mouvement dans sa manière de produire du langage poétique et de le concevoir. D’ailleurs, à l’inverse des surréalistes, il ne voulait pas remettre en question le langage. Pour lui, le langage n’est pas un moyen de détruire, mais plutôt un moyen de construire du réel au moyen d’une parole poétique singulière. Dans « La Parole », il reconnaît à la fois les influences des poètes et mouvements antérieurs tout en affirmant la nouveauté qu’il introduit dans son écriture poétique. Il évoque le romantisme en écrivant
Je suis devenue sentimentale
ou encore il fait allusion à l’influence baudelairienne
J’ai la beauté facile et c’est heureux
(…)
Je suis malade fleurs et cailloux
mais il n’omet pas de rappeler qu’il pratique l’écriture automatique, même si celle-ci ne guide pas sa manière de produire
Je glisse sur le toit des vents
Je glisse sur le toit des mers
(…)
Je ne connais plus le conducteur
Par l’intermédiaire de la prosopopée de la Parole, il montre à quel point il assume toutes ces influences, tout en mettant en évidence une certaine fluidité et une certaine facilité de son propos poétique liées à l’écriture automatique ou le récit de rêves. Donc, Eluard est un poète imprégné de surréalisme, mais sa poésie n’a pas de but contestataire, elle possède bien une intention réaliste que l’image surréaliste contribue à atteindre.
Toutefois, si Eluard accède au réel par l’image, est-ce le seul moyen utilisé par le poète pour arriver à ses fins ? Il semble que la lecture globale du recueil permette de prendre conscience que le langage tout entier est convoqué. Le poète ne concentre pas sa recherche poétique sur l’image uniquement. Il joue notamment avec les sonorités et cela le conduit à rapprocher des réalités apparemment éloignées l’une de l’autre. De nombreuses assonances et allitérations créent des liens entre les mots, et construisent un réel singulier. Le poème liminaire du recueil « Max Ernst » en est un exemple ; en voici les deux premiers quatrains :
Au coin, l’inceste agile
Tourne autour de la virginité d’une petite robe,
Au coin le ciel délivré
Aux épines de l’orage laisse des boules blanches
Au coin plus clair de tous les yeux
On entend des poissons d’angoisse
Au coin la voiture de verdure de l’été
Immobile et glorieuse et pour toujours
Nous y remarquons un jeu au niveau du vers 2 du deuxième quatrain : les termes « poissons » et « angoisse » ont sans doute été rapprochés pour leurs sonorités communes, et cela crée alors une réalité étonnante. De même, le terme « inceste » dans le premier vers est à rapprocher du mot « insecte » qui apparaît dans la dernière strophe que nous n’avons pas citée. Dans un autre texte dont nous avons déjà parler, « Poèmes », nous trouvons le vers
Sourire et rire, rire et douceur d’outre-sens
Le néologisme « outre-sens » a été créé à partir du terme « outre-mer » tout en créant un jeu de sonorités avec le terme qui précède. Ainsi, la musicalité présente dans la poésie éluardienne contribue à l’émergence d’un réel neuf.
L’accès au réel est une intention ambitieuse et cela ne peut être atteint qu’à la lecture complète du recueil. En effet, nous trouvons de nombreux éléments intratextuels à l’intérieur même d’une section mais aussi liant les sections les unes aux autres. Ce ne sont pas les images toutes seules qui permettent l’accès au réel mais plutôt la création de réseaux qui participent à la transposition singulière d’une réalité perçue par le poète. Nous pouvons dire que se construit dans Capitale de la douleur un système d’échos, d’images récurrentes qui au fur et à mesure de la lecture conduit ou reconduit « incessamment au réel »
Ainsi, Jean-Marie Gleize donne-t-il une vision intéressante de la poésie éluardienne en défendant l’intention « réaliste » alors même que Paul Eluard appartenait au mouvement du surréalisme. Il nous fait reconsidérer à la fois les attaches du poète à ce mouvement, mais aussi les libertés que ce dernier a pu prendre pour créer son propre langage poétique. Certes, les images, nombreuses, étonnantes voire déroutantes, dans Capitale de la douleur, conduisent au réel, mais il serait réducteur de s’en tenir à cela ; c’est le langage tout entier, revisité par Eluard, qui nous conduit et nous reconduit « incessamment au réel », mais un réel subjectif dont l’intention finale est sans doute de le généraliser pour offrir une lecture universelle.. Tout d’abord, certains poèmes se répondent : nous trouvons deux poèmes intitulés « Max Ernst » et placés dans des sections différentes, ou encore des duos placés cette fois-ci l’un à côté de l’autre comme « A Côté » ou « La Bénédiction » et « La Malédiction ». Il est curieux aussi d’observer que le poème « L’Unique » se termine par le vers
Elle chantait les minutes sans s’endormir
alors que le poème précédent est intitulé « Les Moutons ». Il existe donc bien une construction du sens sur l’ensemble du recueil : c’est l’intratextualité plus que les images elles-mêmes qui vont conduire le lecteur au réel.
Ainsi, l’accès au réel se fait par les réseaux de mots, d’images, les jeux de sonorités, les liens intratextuels ; la construction du sens est complexe et parfois même hermétique si l’on ne prend pas le temps nécessaire de l’analyse, de l’hypothèse de lecture. Des images peuvent nous résister même après la recherche du sens. Alors l’intention est-elle toujours « réaliste » ? Il faut considérer cet accès au réel comme l’accès à un réel fortement subjectif, d’une perception personnelle qui peut se généraliser, mais qui est d’abord la perception, la conscience et l’inconscient d’un être singulier qui nous livre son intérieur et sa vision de l’extérieur. Nous remarquons d’ailleurs que les titres des poèmes sont courts et souvent dépourvus de déterminants ce qui leur donne un aspect généralisant. La vérité personnelle peut devenir la vérité d’autrui, peut résonner chez le lecteur ; Eluard ne « dé-payse » pas le réel, il nous y conduit en nous amenant sur son propre chemin du réel.