> Rousseau - Les Confessions (T.1 à 6)
Le Plaisir dans les six premiers Livres des Confessions
par Amélie Tissoires
Le mot plaisir est un terme récurrent dans le vocabulaire rousseauiste et il sert à désigner des jouissances extrêmement diverses. Pour tenter de voir comment ces plaisirs s’articulent entre eux, il faut suivre le chemin que Rousseau emprunte dans les Confessions, depuis les plaisirs de la prime enfance, jusqu’à ceux qu’il connaît auprès de Mme de Warens dans le livre VI. À travers cette réflexion sur le plaisir, c’est un aspect de l’anthropologie de Rousseau qui se fait jour : de fait, les apprentissages du personnage servent de laboratoire à la réflexion philosophique et anthropologique que développent les Confessions.
Pour aborder cette thématique du plaisir et définir ce que l’écrivain entend par là, il est nécessaire de préciser un aspect important de la pensée de Rousseau : son rapport avec le sensualisme. Rousseau se démarque nettement des sensualistes de son époque car, s’il reconnaît avec eux et avec Condillac notamment que l’homme appréhende le monde par ses sens, la sensation seule ne peut expliquer le développement de ses facultés, selon lui. Rousseau, qui s’inspire là de Locke, estime que l’homme est un être de sentiments, dont certains sont innés, qui plus est. Dans son Essai sur l’entendement humain, Locke explique que l’homme naît sensible à la douleur et au plaisir, ce qui constitue un principe inné. L’idée est capitale pour Rousseau, lequel y voit un moyen de corriger les dérives que les matérialistes font subir au texte de Locke. Surtout, cela lui permet de concilier le sensualisme et l’innéisme, conciliation qui sert de fondement à sa propre philosophie. Si les sens sont nécessaires pour développer les facultés humaines, il existe un sentiment premier, servant à la conservation de notre être et à partir duquel Rousseau fonde toute la morale. Ce sentiment inné, il l’appelle le « sentiment de l’existence ». De ce premier sentiment naissent « l’amour de soi même, la crainte de la douleur et de la mort, et le désir du bien être » (Lettres morales p. 1109 : tous les numéros de pages autres que les Confessions réfèrent à l’édition de la Pléiade). L’expression « désir du bien être » révèle ainsi que le plaisir a toute sa place dans l’anthropologie rousseauiste en ce qu’il est à l’origine de l’humanité et qu’il permet de retrouver le premier sentiment de l’homme.
L’entreprise philosophique et autobiographique de l’écrivain s’attache à retrouver les traces de ce sentiment premier, notamment par le biais des sensations. La primauté du sentiment dans la vie morale constitue la grande originalité de Rousseau pour qui l’éducation morale doit ainsi résider dans une éducation de la sensibilité. Plaisir et douleur sont les deux pôles autour desquels gravitent les sensations, et l’on comprend mieux que des critères moraux puissent leur être attachés. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau travaille la « mixité » entre sensation (physique) et sentiment (que Rousseau rapporte à ce qu’il nomme de manière très générale le « domaine moral » et qui correspond à l’ensemble des affects). Par exemple, le plaisir de faire une bonne action relève à la fois d’une jouissance physique (la vue des visages contents, dit-il, provoque un « plaisir de sensation » ; Rêveries, p. 1093), mais aussi d’une jouissance morale car les signes de contentement qu’il perçoit doivent être purs de toute intention maligne. La jouissance physique ne peut être atteinte qu’à condition qu’il entre en elle une cause morale (dans le cas cité par les Rêveries, il s’agit d’une joie innocente décelée sur le visage de celui envers qui l’on a fait une bonne action). C’est ainsi que la sensation aboutit à un plaisir de sentiment, qui conduit, de fait, à une morale entendue dans son sens plein : l’homme retrouve ainsi le sentiment naturel, ce premier sentiment qui consiste à aimer le bien et à haïr le mal.
Les termes associés au plaisir, dans l’œuvre de Rousseau ne font pas l’économie de ce mélange entre sensation et sentiment : les mots comme voluptés ou jouissances désignent à la fois les plaisirs physiques mais aussi affectifs et moraux. C’est en abordant dans un premier temps les origines du plaisir que l’on pourra comprendre comment Rousseau construit un véritable « art de jouir ». Enfin, réfléchir à l’usage des plaisirs permet à l’écrivain des Confessions de fonder une thérapeutique qui le conduit au bonheur.
Les Confessions développent une réflexion poussée sur le plaisir que les autres textes de Rousseau ont déjà annoncée. Si Rousseau se définit lui-même comme un sensuel, attentif à sa propre jouissance, tout plaisir n’est pas accepté sans discernement.
En faisant du sentiment de l’existence la source du plaisir, Rousseau distingue entre les plaisirs innocents (qui rappellent ceux de l’état de nature) et les plaisirs corrompus. Ceux-ci sont une perversion des premiers parce qu’ils sont dus à la société ainsi qu’à un raffinement préjudiciable. Ce sont ces plaisirs dont les libertins usent et abusent au point qu’ils émoussent jusqu’à leurs propres sens. Une phrase des Lettres morales explicite cette destruction du vrai plaisir au profit d’une illusion de plaisir qui s’anéantit elle-même : « ces tristes raisonneurs [ie les libertins] sont à plaindre, en effaçant en eux les sentiments de la nature ils détruisent la source de tous leurs plaisirs, et ne savent se délivrer du poids de la conscience qu’en se rendant insensibles » (p. 1110). Cette citation entend montrer que la source véritable du plaisir est la voix de la nature, étouffée par ce qui semble être des plaisirs et qui, en réalité, ne fait que contraindre au silence la nature en soi. Tout l’art de jouir que Rousseau développera, consistera à revenir à la source du plaisir, c’est-à-dire à retrouver et à écouter la voix de la nature.
Dans son Discours sur l’inégalité, Rousseau met en évidence le mécanisme qui conduit l’homme à sortir de son état de nature : à l’origine, les désirs de l’homme sont tellement bornés, qu’ils se confondent avec ses besoins (une femme, de la nourriture et du repos suffisent à son bien-être, p. 143). L’homme peut alors se livrer entièrement au plaisir d’exister (p. 344), et à l’amour de soi.
Mais lorsque les obstacles naturels adviennent (un mauvais climat par exemple), l’amour de soi se transforme en désir du bien-être dont les conséquences sont dramatiques puisqu’il entraîne curiosité et savoir. Dans le Discours, Rousseau établit un lien entre la connaissance, qui nous fait sortir de notre quiétude ou de la satisfaction de nos besoins, et la recherche du plaisir : « nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir » (p. 143). Le second Discours met donc en avant le processus qui fait sortir l’homme de sa condition naturelle : le désir prend la place du besoin et suscite l’imagination ainsi que la prévoyance. L’homme redouble d’ingéniosité pour atteindre le plaisir et la jouissance, qu’il ne parvient plus à trouver dans le seul sentiment de l’existence.
Cette généalogie du plaisir permet de comprendre pourquoi Rousseau oppose ce qu’il nomme lui-même les « plaisirs innocents » et les plaisirs des libertins. Le plaisir innocent est celui qui ne connaît pas la honte et consiste en une « heureuse ignorance » (p. 496 Émile). Certains endroits des Confessions se veulent un discret rappel de ces plaisirs des premiers temps et l’idylle des cerises en est un des exemples les plus célèbres : les personnages sont ainsi comparés à Adam et Ève qui n’auraient pas été chassés du paradis.
Pour autant, cela ne signifie pas que la sensualité soit bannie, bien au contraire. Elle est nécessaire à la jouissance de ces plaisirs innocents et contribue à retrouver l’état de nature. Il n’est évidemment pas question pour Rousseau de revenir à une satisfaction des besoins uniquement : l’homme est un être de désir, ce dont il faut prendre acte.
Ainsi dans les Confessions, Rousseau peut-il affirmer que « les dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis » (p. 281). Cette sensualité se manifeste par bien des aspects, notamment à propos du repas : « je suis sensuel et non gourmand » (p. 37), affirme l’écrivain. En opposant la sensualité à la gourmandise, Rousseau veut mettre en évidence l’extrême jouissance que procure la satisfaction des goûts les plus simples. Le dessert pris sur l’arbre lors de l’idylle des cerises permet ainsi de faire une « économie » (le mot est dans le texte p. 152) : économie, simplicité aboutissent paradoxalement à un plaisir d’une intensité remarquable.
En outre, cette généalogie du plaisir fait sortir l’homme de la doctrine du péché originel : la satisfaction sexuelle apparaît pour Rousseau comme la satisfaction d’un besoin au même titre que le repos ou que la nourriture. Le désir sexuel est donc un plaisir innocent que les hommes de la nature satisfont « paisiblement » et « sans choix » (Discours sur l’inégalité, p. 158). Or, la civilisation, et Rousseau vise là clairement les « préjugés de l’éducation » (Confessions p. 17), transforment le plaisir innocent de l’homme de la nature en un plaisir coupable. Si le plaisir, notamment sexuel, n’est pas condamnable en soi, la recherche effrénée de ce type de plaisir, portée au rang de raffinement par les libertins, ne peut qu’inquiéter Rousseau qui y voit le meilleur moyen pour épuiser physiquement l’homme et pour étouffer la voix de la nature en lui.
Le premier livre des Confessions fait des plaisirs de l’enfance les premiers maillons de cette chaîne des événements que Rousseau entend remonter et l’écrivain les examine à la loupe. Étudier ces plaisirs originaires permet d’examiner leur mécanique et de comprendre leurs enjeux. Notons que dès le début des Confessions, le premier plaisir laisse un goût honteux : ce sont les séances nocturnes de lecture où le père de Rousseau ressent une pointe de culpabilité lorsqu’il dit « tout honteux » à son fils : « allons nous coucher, je suis plus enfant que toi » (p. 8) ; c’est encore la fessée, plaisir auquel le narrateur trouve « dans la douleur, dans la honte même un mélange de sensualité » (p. 15). La honte ressentie par l’enfant est la preuve d’une éducation qui n’a pas respecté la marche de la nature. Tout l’art de l’éducation sera d’éveiller la sensualité de l’enfant et surtout de l’adolescent au bon moment. Au livre IV de l’Émile, Rousseau met fortement en garde contre une éducation sexuelle qui serait trop précoce : il faut retarder au maximum la curiosité de l’adolescent et effrayer Émile par un langage cru et vrai ainsi que par la vision des conséquences du vice (le pédagogue entraînera l’enfant dans un hôpital où sont soignés des vérolés par exemple). De la sorte, Émile s’effrayera et amortira sa sensualité naissante et son imagination.
Dans les Confessions, Rousseau insiste sur la bonne éducation qu’il a reçue à cet égard : son père et son oncle sont certes des « hommes de plaisir », mais ils font en sorte que la curiosité sexuelle de l’enfant ne soit pas précocement éveillée. Ainsi Rousseau explique : « non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et dégoûtante » (P. 16). L’effroi de l’enfant aurait pu être une éducation selon la marche de la nature, telle que la préconise l’Émile, si la sensualité et le plaisir sexuel de Rousseau n’avaient pas été éveillés par les fessées données par Mlle Lambercier, et si l’imagination n’avait pas été exacerbée par les lectures. Toutefois, la fessée permet, paradoxalement, de retrouver une forme d’innocence et de ne pas tomber dans la débauche libertine, puisque cette volupté particulière constitue une « diversion » (p. 17) et ne conduit pas l’enfant à assouvir son désir sexuel mais à lui préférer une autre forme de plaisir (plaisir de l’imagination notamment, comme on le verra par la suite).
Chez Rousseau, les premiers plaisirs sont importants puisqu’ils permettent de mieux comprendre l’être qui se tient devant nous. Il en est deux qui sont d’importance parce qu’ils se répondent : la fessée, bien sûr, qui décide de la sexualité du personnage pour le reste de sa vie, et le plaisir de la lecture. Dans les deux cas, le plaisir physique est doublé d’un plaisir moral (« moral » entendu au sens large) qui reflète le sensualisme particulier de Rousseau.
La première mention du plaisir apparaît au début des Confessions pour désigner la lecture à laquelle se livrent l’enfant Rousseau et son père. La lecture a façonné tout ce qui a trait au sentiment chez l’enfant : « je n’avais rien conçu, j’avais tout senti » (p. 8). Quant au développement purement sensuel liée à la lecture, c’est chez le graveur Ducommun qu’on le trouve, puisque là, la lecture s’avère le lieu d’une sensualité exacerbée qui sollicite le corps à l’extrême : l’enfant mange avec son livre et il passe des heures à lire à la garde-robe en retrouvant une forme de plaisir anal.
Pourtant, la sensualité ainsi développée se régule elle-même à l’aide de l’imagination que la lecture suscite également : l’enfant est prémuni d’une recherche toujours croissante de ses plaisirs par le dégoût de la vie réelle au profit de la vie imaginaire. Le plaisir des sens chez Rousseau n’est jamais éprouvé pour lui-même : la situation de l’homme sorti de l’état de nature l’oblige à dépasser le plaisir purement charnel pour aller en direction des plaisirs intellectuels ou de l’imagination.
Concernant la fessée, c’est encore plus clair : le plaisir des sens mène au plaisir intellectuel et sentimental. La jouissance ressentie lors de la punition administrée par Mlle Lambercier est, selon Rousseau, à l’origine de sa propension à laisser courir son imagination. Autrement dit, ce châtiment d’enfant n’est pas seulement à l’origine de la vie sexuelle du futur adulte : il est également le point de départ du travail de l’écrivain. Le sentiment de honte procuré par la fessée est sublimé dans son amour pour les femmes parce que ce sentiment permet à Rousseau de se transformer en un véritable personnage de roman, en un chevalier courtois : « être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander étaient pour moi de très douces jouissances, et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi » (p. 18). La fessée et le plaisir imaginatif qu’elle procure frayent donc le chemin à l’imagination romanesque qui se développera. L’épisode de la fessée est non seulement le point d’origine d’une sexualité singulière, mais il permet aussi de comprendre la genèse du futur romancier.
Réfléchir à la nature des plaisirs permet à Rousseau de développer un « art de jouir » qui se caractérise par la recherche de la mesure et le refus des excès.
Les Confessions mettent en scène le parcours d’une conscience qui tente de trouver son chemin au milieu des plaisirs proposés. Le maître mot de cette éthique que Rousseau développe est l’équilibre : tout l’art de jouir réside en un savant dosage.
Les pages que Rousseau consacre à la masturbation sont à cet égard exemplaires : l’onanisme est ce « dangereux supplément qui trompe la nature, et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur et quelquefois de leur vie » (p. 119). La santé et la force vitale du jeune homme sont mises en péril par cette pratique sexuelle et c’est en cela qu’elle est condamnable : parce qu’elle fait dévier du chemin de la nature (Rousseau dit « trompe la nature ») et qu’elle dépense une énergie précieuse, dans la mesure où elle « détruit la bonne constitution qu’avait rétablie en [lui] la nature » (p. 120). La condamnation de l’onanisme par Rousseau ne le tire pas du côté du christianisme ni du péché car c’est en termes de santé physique que le problème se pose. La crainte du jeune homme vient essentiellement des « alarmes sur sa santé » (p. 119) que suscite la pratique masturbatoire.
Lorsqu’à l’hospice de Turin, Rousseau assiste pour la première fois à cette pratique sexuelle, son effroi vient de ce qu’il croit le catéchumène atteint du « haut mal », c’est-à-dire en proie à une crise d’épilepsie (p. 75) : l’ « obscène et sale maintien », le « visage affreux enflammé » du catéchumène provoquent dégoût et haut le cœur. C’est cette déformation du corps, comparable aux symptômes d’une maladie, qui est si effrayante pour le jeune homme. Ce sont donc bien des craintes d’ordre médical et sanitaire qui entraînent la condamnation de cette pratique.
Toutefois, en même temps qu’elle épuise l’énergie vitale, la masturbation contribue également à la conserver car elle préserve le jeune homme de la débauche sexuelle. En effet, l’imagination est partie prenante dans l’onanisme et permet de jouir de toutes les femmes désirées sans conséquence libertines. Mais surtout, la masturbation est nécessaire pour réguler les plaisirs et les jouissances : elle appartient pleinement à une économie des plaisirs parce qu’elle rééquilibre une jouissance trop excessive. Voici ce que Rousseau explique au livre V : « Jouir ! Ce sort est-il fait pour l’homme ? Ah, si jamais une seule fois dans ma vie j’avais goûté dans leurs plénitude toutes les délices de l’amour, je n’imagine pas que ma frêle existence y eût pu suffire ; je serais mort sur le fait » (p. 253). Jacques Derrida, dans les pages qu’il consacre au « Dangereux supplément » (De la grammatologie, Paris, Les éditions de Minuit (Collection « Critique »), 1967) montre bien que la fréquentation des femmes est épuisante pour Rousseau qui connaîtrait à leur contact des plaisirs trop intenses. La masturbation permet de préserver l’énergie vitale, et de ne pas succomber à la jouissance liée aux plaisirs de l’amour.
D’après Michel Foucault, c’est la médecine antique qui développe la hantise d’une perte de vitalité liée à la masturbation, peur que la littérature du XVIIIe siècle a contribué à propager. En définissant avec précision l’usage des plaisirs sexuels et les conditions dans lesquelles ces plaisirs doivent être pratiqués, les médecins grecs entendent ainsi éviter la mollesse et la faiblesse, écueils d’une sexualité mal régulée (Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, Tel, 1997 (1984)). Michel Foucault rappelle ainsi que la condamnation de la sexualité ne trouve pas sa source dans la pensée chrétienne avec la conception du péché, mais dès la Grèce antique. Toutefois les raisons de la condamnation sont radicalement différentes : la pensée grecque conçoit le plaisir sexuel comme une force naturellement excessive qu’il faudrait réguler afin de ne pas altérer la santé de l’individu.
Cette idée semble imprégner les Confessions et l’œuvre de Rousseau en général. La condamnation du plaisir, notamment du plaisir sexuel, ne relève en rien d’une condamnation religieuse : le plaisir, en soi, n’est pas nocif (l’aventure avec Mme de Larnage est là pour le prouver, où Rousseau se « livre à [s]es sens avec joie, avec confiance », (p. 293) ; quant au paradis des Charmettes, il n’est pas corrompu dès lors que Rousseau s’initie à la sexualité avec Mme de Warens). Ce que réprouve en revanche Rousseau c’est la relation sexuelle libertine ou illicite : avec Mme de Warens, par exemple, si le plaisir sexuel est coupable c’est que le jeune homme pense commettre un inceste. Cette économie des plaisirs est nécessaire pour réguler la sensualité très vive du jeune homme. Rousseau ne cesse de le répéter : il faut peu de chose pour allumer ses sens et son imagination : « les goûts fugitifs d’un seul jour », des « riens », (p. 253), tout peut se transformer, chez lui, en passion excessive qui l’usent : « mes passions m’ont fait vivre et mes passions m’ont tué » (p. 252).
De là la nécessité de s’interroger sur un art de jouir, qui ne supprime pas la jouissance, mais au contraire l’augmente de manière supportable grâce à un subtil jeu d’équilibre. Dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau s’attache à développer ce système des plaisirs. La deuxième lettre de la cinquième partie développe avec précision ce système des plaisirs qui règne à Clarens et dont Julie est la maîtresse. Julie recherche les plaisirs, et « on voit qu’elle sait les goûter » (Nouvelle Héloïse, p. 531). Une phrase résume à merveille l'équilibre dont Julie a su se faire la garante : « on trouve dans sa maison le luxe de plaisir et de sensualité sans raffinement ni mollesse » (ibid.). Surtout, les fondements de l’art de jouir, selon Julie résident en un « art des privations » (p. 541). C’est le moyen trouvé par elle pour ne pas émousser ses sens et son plaisir, pour savourer avec délice des plaisirs très simples, parce qu’elle s’en est privé un certain nombre de fois avant (p. 542). La frustration augmente ainsi la jouissance et surtout elle permet de maintenir vivace le désir qu’elle entretient par ce biais : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux » (p. 693). Désir et plaisir s’équilibrent et s’alimentent l’un l’autre : tout l’art consiste à ce qu’ils s’entretiennent sans s’émousser.
Les Confessions racontent justement la façon dont l’homme Rousseau a pris conscience de ce fragile jeu d’équilibre dont dépend toute sa pensée de la jouissance. Dans le premier livre, deux états radicalement opposés sont décrits. D’une part chez son père et chez les Lambercier, l’enfant connaît des plaisirs tranquilles, facilement satisfaits car ses désirs sont relativement bornés. Rousseau raconte qu’il était ainsi « accoutumé [...] à ne pas connaitre un plaisir qui ne fût à [s]a portée » (p. 34). En outre, les contraintes sont quasiment inexistantes ou ne sont pas vécues comme telles. Il y a une forme de rémanence de l’état de nature qui se dessine ici. Le plaisir est alors un plaisir partagé car le cousin Bernard participe lui aussi à la jouissance commune. Les pages où Rousseau raconte les plaisirs auxquels il se livre avec son cousin mettent en évidence la fusion et la communauté des âmes entre eux (p. 13) et surtout le plaisir pris à des riens (les spectacles de marionnettes, la plantation d’un saule...). L’imagination a certes été préalablement sollicitée par la lecture, mais elle ne détruit pas cet équilibre entre le désir et le plaisir satisfait.
D’autre part, la fessée introduit une rupture en exacerbant un désir d’une nature inconnue jusqu’alors et en proposant des plaisirs imaginaires pour y répondre (ces belles personnes que Rousseau transforme, dans son imagination, en demoiselles Lambercier). Mais c’est surtout l’apprentissage chez le graveur Ducommun qui introduit un déséquilibre permanent dans le système désir / plaisir de la prime enfance. Chez son maître, Rousseau subit la privation qui l’oblige à multiplier les objets de désirs (les asperges, les pommes...). Les jouissances réelles lui sont désormais refusées et la solution est alors toute trouvée : aux plaisirs réels vont venir se substituer les plaisirs imaginaires. La jouissance change alors de nature : elle devient jouissance de l’imaginaire, ce que Rousseau nomme « cet amour des objets imaginaires » (p. 44). Désir et plaisir sont alors confondus et toute la force de la jouissance réside désormais dans la vitalité du désir. C’est là retrouver une des étapes fondatrices de la civilisation à en croire le second Discours. Le plaisir n’est alors plus le lieu d’un partage mais il devient solitaire (p. 44). Cette transformation du plaisir a des conséquences sur l’amour qui se lie davantage au désir qu’à la possession : avec Mme Basile, avec Mlle Galley, la jouissance ne perd pas sa saveur quand bien même elle ne résiderait qu’en un baiser sur la main. Le plaisir amoureux est d’abord plaisir de désirer et d’imaginer, que Rousseau distingue fortement du plaisir physique, car la possession physique entraîne une sorte de déception, du même type que celle ressentie par Saint Preux après sa nuit d’amour avec Julie. Si l’aventure avec Mme Basile se termine sur une main baisée, il n’en demeure pas moins que Rousseau goûte là « les plus purs plaisirs de l’amour » (p. 79). Les aventures avec Mlle Goton et Mlle de Vulson divisent ces deux aspects de la jouissance : plaisir physique d’une part, plaisir de l’amour de l’autre.
Avec Mme de Warens, apparaît une nouvelle conception du plaisir qui initie le héros à une forme supérieure de jouissance et dont l’objectif est de le mener au bonheur.
Jean-François Perrin a souligné la figure d’initiatrice qu’incarne Mme de Warens à plusieurs égards (Le Chant de l’origine : la mémoire et le temps dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, n°339, 1996). Auprès d’elle il semble que la jouissance du désir cède la place à une autre forme de plaisir qui se manifeste par une tranquillité d’âme, une quiétude qui amortit et les désirs et l’imagination. Rousseau explique : « je n’avais ni transports ni désirs auprès d’elle, j’étais dans un calme ravissant, jouissant sans savoir de quoi. J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité sans m’ennuyer un instant » (p. 117). L’oisiveté, source des plaisirs libertins, est ainsi totalement annihilée dans cette vie que connaît Rousseau auprès de Mme de Warens : un idéal se fait jour où le plaisir occupe une place centrale et ne conduit pas à une jouissance mortifère.
Un exemple de ce plaisir d’un autre ordre, où le désir laisse place à une assurance tranquille, apparaît dans le voyage qu’entreprend Rousseau jusqu’à Chambéry pour y retrouver sa bienfaitrice (livre IV) : désormais, il n’est plus question d’ivresse imaginative comme dans les précédents voyages (où Rousseau imagine des festins et des montagnes de lait), mais c’est le « cœur serein » qu’il accomplit ce périple, jouissant du présent sans inquiétude pour l’avenir. Ce voyage est aussi initiatique : il prépare ainsi le cœur à jouir du sentiment de l’existence. Au cours du voyage, par exemple, Rousseau s’amuse à éprouver des vertiges en laissant tomber des pierres dans un ravin, tout en restant en sécurité sur un parapet. Peut-être peut-on lire ici la métaphore de cette éthique des plaisirs à laquelle le personnage prendra goût aux Charmettes : l’ivresse du plaisir est réelle mais elle est expérimentée en toute sécurité pour sa personne.
Avec Mme de Warens, la jouissance n’est plus synonyme d’épuisement physique ni de mort, alors même que Rousseau vit en toute familiarité avec une femme désirable. Si l’initiation sexuelle par Mme de Warens s’avère décevante et empoisonnée par l’inceste, cette étape n’altère en rien le futur bonheur auquel est promis le personnage. Aux Charmettes, Rousseau apprend à jouir de lui-même, en prenant conscience que le bonheur est en lui : il fait siennes les leçons du pédagogue d’Émile, qui consiste à trouver « dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler » (Émile, p. 820, livre V). En outre, cette forme de jouissance particulière ne connait pas l’épuisement, contrairement au plaisir des sens, qui non seulement épuise celui qui s’y adonne, mais s’épuise lui-même également : à propos de Mme de Larnage, Rousseau évoque ces « plaisirs dont j’ai épuisé par avance le plus grand charme » (p. 300). De cet apprentissage au bonheur que constitue le séjour auprès de Mme de Warens, il faut retenir le dépassement du plaisir sensuel et amoureux par un plaisir supérieur où le sentiment du moi trouve à se révéler : en s’initiant au sentiment de l’existence, Rousseau est au plus près de la voix de la nature en lui. Il retrouve le paradis perdu de son enfance en réapprenant à jouir des riens en compagnie d’une amie de cœur. Mais il apprend surtout que le bonheur est en lui seul et qu’il est capable de le retrouver à loisir.
Non seulement les Confessions retracent l’apprentissage d’un plaisir supérieur, mais en les écrivant, Rousseau expérimente, en tant qu’écrivain, le plaisir lié à la remémoration. On sait que la remémoration est une source de jouissance intense. Mais l’écriture elle-même est le lieu d’un plaisir essentiel. Dans l’Art de jouir (recueil de pensées sur le bonheur que l’auteur n’a pas publié), Rousseau écrit « En me disant, j’ai joui, je jouis encore ». Au livre V des Confessions Rousseau s’identifie à ces amants qui quittent leur maîtresse pour pouvoir leur écrire : l’écriture devient un plaisir plus doux que la présence de la femme aimée (p. 207). Mais là n’est pas le seul intérêt de l’écriture du souvenir : elle possède une fonction thérapeutique essentielle : le « seul souvenir [des instants passés] rend encore à mon cœur une volupté pure dont j’ai besoin pour ranimer mon courage et soutenir les ennuis du reste de mes ans ». Ranimer le courage, soutenir les ennuis : les infimes plaisirs du passé (que l’on pense à l’anecdote du noyer, à l’idylle des cerises) deviennent autant de garants moraux contre un laisser aller et contre une déréliction liée au sort funeste de l’écrivain et au complot dont il se croit victime. L’écriture au passé empêche l’abandon au désespoir et à la mollesse, largement condamnés par Rousseau dans ses écrits politiques. À propos des Rêveries du promeneur solitaire, Carole Dornier parle d’une thérapeutique de l’âme (« L'écriture de la citadelle intérieure ou la thérapeutique de l'âme du promeneur solitaire », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, t. XLVIII, 2008, p. 105-124) : l’écrivain renouerait avec la tradition antique pour laquelle s’occuper de soi vise à rechercher une forme de sagesse. Or il semble que c’est de cela aussi qu’il s’agit dans l’écriture des Confessions et particulièrement dans l’évocation des jouissances passées. La remémoration et l’écriture de cette remémoration affermissent l’âme et lui offrent sérénité et bonheur. L’écriture comme source de plaisir, devient l’aboutissement de cet art de jouir dont les Rêveries se feront le meilleur écho.
Pour conclure, rappelons que le plaisir est au cœur de la formation de l’homme et de l’écrivain. L’épisode de la fessée résume à lui seul les deux aspects : non seulement la fessée est à l’origine de la sexualité de Rousseau, mais en plus elle entraîne le futur écrivain sur le chemin du romanesque. En outre, elle est à la source de l’écriture même des Confessions car cet épisode constitue « le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux » (p. 18). Pourquoi une telle réflexion sur les bons et les mauvais plaisirs ? C’est que le plaisir est au cœur de l’anthropologie rousseauiste, mais également de la réflexion politique. À plusieurs reprises, dans les Confessions, Rousseau développe l’idée que l’oisiveté est une des causes du vice et du libertinage (p. 100). Évoquant son enfance à Genève, Rousseau écrit : « nous ne prîmes aucune des habitudes libertines que l’oisiveté nous pouvait inspirer » (p. 26). La Lettre à d’Alembert explique qu’il faut contrôler les plaisirs des citoyens en instaurant un théâtre d’un genre particulier, par exemple, car l’oisiveté conduit les hommes à adopter des plaisirs extrêmement néfastes dont les conséquences sont la corruption des âmes, la mollesse des citoyens, leur manque de courage. La réflexion sur le plaisir engage donc chez Rousseau une réflexion politique fondamentale.
Amélie Tissoires est auteur d'une thèse sur L'opéra mental, formes et enjeux de l'écriture du spectacle chez Jean-Jacques Rousseau.