> Mme de Sévigné - Lettres de l'année 1671
pp. 134- 135 « Parlons un peu… mille gentillesses »
Explication de texte
INTRODUCTION
Situation
La lettre qu’écrit la marquise de Sévigné à sa fille le 8 avril 1671 est destinée à une femme qui fait alors une retraite dans un couvent. Aussi le début de la lettre est-il consacré à évoquer la dévotion de la comtesse, il est ensuite question de la façon qu’on les dames de Provence de concevoir la dévotion puis de leur conception de la politesse mondaine. Autrement dit, nous observons un subtil glissement du sacré au profane.
Sujet
L’extrait que nous étudions est centré autour de Charles de Sévigné, fils de la marquise et frère de la comtesse de Grignan. Alors que la séparation entre la mère et la fille intervient début février et qu’elle n’est évoquée qu’avec les accents de désespoir que l’on sait, les retrouvailles entre la mère et son fils –jusqu’alors à Nancy- se font le 23 février et la lettre 25 n’en porte qu’une trace plutôt neutre : « Votre frère revint avant-hier ». Autres évocations discrètes le 13 et le 30 mars pour déplorer l’influence déplorable de la libre-penseuse Ninon de Lenclos sur Charles. La lettre du 8 avril va faire une place un peu plus large à Charles et évoquer ses mésaventures galantes.
Lecture
Composition et remarques
La composition du passage témoigne d’une forte unité : tout est issu de confidences que le fils a faites à sa mère. Trois mouvements sont à distinguer.
- Premier mouvement: du début à « …dont je n’avais que faire » : fin de la liaison entre Charles et Ninon
- Deuxième mouvement: de « Mais ce n’est pas tout » à « …à l’égard de Dieu » : fiasco de Charles auprès d’une nouvelle maîtresse. Ces deux parties se trouvent dans le même paragraphe, témoignant ainsi de la volonté de Mme de Sévigné de lier ces deux mésaventures amoureuses.
- Troisième mouvement : « Il me contait l’autre jour… mille gentillesses » : les deux derniers paragraphes méritent d’être réunis car ils consistent en des propos rapportés de Charles à sa mère.
Problématique
L’évocation de Charles nous rappelle que l’une des missions traditionnelles d’une correspondance privée, familière est de donner des nouvelles des membres de la famille. Mme de Sévigné se trouve cependant placée face à une difficulté : raconter les frasques d’un jeune homme à une personne pudique, sœur du jeune homme en l’occurrence et qui s’est retirée dans un couvent pour quelques jours. Nous montrerons que Mme de Sévigné contourne cette difficulté en maintenant tout au long de l’extrait une oscillation entre récit grivois et considération morale.
EXPLICATION
1er mouvement
« Parlons un peu de votre frère » : cette phrase marque une transition avec ce qui précède et inaugure un nouveau sujet. La personne à laquelle est conjugué le verbe rappelle que Mme de Sévigné conçoit la correspondance avec sa fille comme une véritable conversation et que les propos à venir sont d’ordre privé. Il est question d’un « frère » et non plus de dames provençales anonymes. Le feuilleton commencé le 13 mars « Votre frère entre sous les lois de Ninon » trouve ici son dénouement : « il a eu son congé de Ninon ». Presque seule parmi toutes les femmes mentionnées dans les Lettres à être désignée par son prénom, Ninon de Lenclos a fondé sa notoriété sur ses activités de courtisane. Elle n’a qu’un prénom car elle n’est pas une dame (même si dans les années 1670, elle a gagné en respectabilité). Ce seul prénom suffit donc à l’identifier et à sous-entendre ce qu’elle est. La tournure passive « il a eu », les deux phrases suivantes commençant par le pronom « Elle » désignant Ninon montrent que celle-ci mène le jeu amoureux et que Charles subit cet abandon. Dans cette rupture, Ninon de Lenclos, alors âgé de 48 ans et qui fut la maîtresse du père de Charles, se montre fidèle à sa réputation de femme vite ennuyée par ses amants. C’est donc une situation particulièrement délicate que doit évoquer la marquise. « Elle s’est lassée… rendues » : ces deux phrases ont pour effet de banaliser la relation entre Charles et Ninon - réduite ici à quelques mots - en la reliant à un déroulement stéréotypé et en soulignant le caractère prévisible de l’issue d’une liaison avec Ninon. L’emploi du pronom « on » est particulièrement intéressant. On pourrait l’interpréter comme une simple énallage de personne, une substitution de « il » par « on », mais on peut y avoir aussi un mouvement vers la généralisation : de l’évocation d’une situation particulière, Mme de Sévigné glisse doucement vers une observation et une réflexion qui incluent tout le genre humain. « Ainsi va le monde », semble-t-elle nous dire. La rupture entre Charles et Ninon constitue un soulagement pour la marquise « Je suis fort aise de cette séparation », elle qui redoutait que l’athéisme de Ninon ne se communique à son fils. Ce souci qu’exprime la phrase « Je lui disais toujours…dans son cœur » est sincère. Charles, qui semble parfois n’exister dans les Lettres qu’à travers ses aventures féminines, est donc pris entre deux influences, celle de sa maîtresse libre-penseuse et celle de sa mère, toujours empressée à lui dire « un petit mot de Dieu », car ce jeune homme a besoin d’être dirigé. Mère et fille ont donc en partage une foi affirmée : pendant que l’une fait retraite au couvent de la Visitation, l’autre se donne pour mission de ranimer dans le cœur de son fils les sentiments les plus chrétiens. Ce souci du salut de Charles et ce rôle de directeur de conscience est avancé par la marquise comme un alibi et une autojustification « Sans cette liberté… que faire », cette phrase vise aussi à rassurer Mme de Grignan (Non, sa mère ne se complait pas à entendre et rapporter des confidences aussi choquantes…) et à se voiler peut-être sa propre ambiguïté. Doit-on croire la marquise quand elle s’offusque de la sorte ? N’y a-t-il pas chez elle une certaine ambiguïté, une certaine curiosité mêlée à la réprobation ? Ninon et Marie de Sévigné ont approximativement le même âge, elles se connaissent, elles ont partagé le lit d’Henri de Sévigné, elles sont deux des femmes les plus spirituelles du siècle, mais alors que l’une est libertine, l’autre est croyante et méprise les plaisirs de la chair. Marie et Ninon se ressemblent autant qu’elles s’opposent. Voilà qui peut expliquer un plaisir de raconter l’accident de Charles qui va éclater dans le deuxième mouvement du passage.
2ème mouvement
Le connecteur adversatif « Mais » introduit cependant un rebondissement « Ce n’est pas tout », démentant quelque peu la proclamation d’indifférence faite juste avant. « Quant on rompt…se trompe » : retour à une formulation généralisante (présent de vérité générale, pronom « on » indéfini) , Mme de Sévigné énonce là une loi universelle qu’illustre la seconde mésaventure de Charles, son statut est celui d’une observatrice des moeurs non pas d’une indiscrète. Remarquons cependant que dans « on se trompe », le pronom a le même statut hésitant entre « on » impersonnel et énallage pour « il » que l’on avait souligné en début d’explication. Cette hésitation est ce qui trahit l’oscillation de la marquise entre l’historiette grivoise (j’emploie le terme « historiette » qui signifie « court récit, souvent plaisant, sans grande importance » TILF, car Mme de Sévigné l’emploie ailleurs dans sa correspondance ) et la considération morale. Le polyptote « rompt, rompu, rompra » établit une continuité entre les deux mésaventures de Charles, à peine remis de la rupture avec Ninon et déjà menacé par une autre : « je crois qu’elle rompra ». Cette figure qu’est le polyptote montre Charles victime d’une fatalité de la répétition - la rupture est la conclusion commune à toutes ses aventures - mais c’est une victime comique. Quand la marquise prédit la rupture avec la Champmeslé « la petite merveille », sa lucidité ne s’accompagne pas de beaucoup de compassion. Il s’agit là d’amours avec des courtisanes, avec des comédiennes, d’amours qu’on ne saurait prendre au sérieux mais dont on peut se distraire. La tournure présentative « Voici pourquoi » introduit la cause explicative à cette rupture annoncée. On note l’effet-clairon du présentatif, l’information est mise en relief, Mme de Grignan doit s’attendre à quelque chose d’incroyable. Il va s’agir non plus de raconter les grandes lignes d’une relation mais de rapporter une confidence précise de Charles « Mon fils vint… pour me dire ». Se dessine ici l’ethos de la confidente idéale, à Mme de sévigné on peut tout confier : Charles ne craint pas de faire part à sa mère de son « accident », c’est-à-dire de son incapacité à honorer la jeune comédienne. Convenons que cette confidence est inhabituelle, la rapporter n’est pas chose plus aisée. « Oserais-je le dire ? » : il y a un risque à manquer à la bienséance. Mme de Sévigné va élaborer une stratégie pour dire l’événement sans choquer, déployer ce que l’on peut appeler des procédés d’estompage, tout d’abord en le voilant d’imprécision « ce fut une chose étrange » puis en reprenant une formule de Condé (cf. note p.455). Le désastre amoureux de Charles va donc se dire à travers la métaphore militaire, métaphore topique, mais peut-être plus pour exprimer le triomphe du séducteur que son insuffisance. « Le cavalier…déroute ». Présence d’ironie, donc. Qui peut avoir « ensorcelé » Charles ? Quelque rival ? Une ancienne amante ? La lettre 26 nous indique que les relations amoureuses de Charles engagent de nombreux participants... « Et ce qui vous paraîtra plaisant » : Mme de Sévigné guide la lecture que sa fille doit faire de cette anecdote par un commentaire métadiscursif. On est dans le « plaisant » et non pas dans le « choquant », c’est la troisième phrase de l’extrait par laquelle l’auteur commente ce qu’elle dit, en désamorce la charge d’indécence, ramène ses propos vers la bienséance et la congruence. En outre, le terme « plaisant » va servir d’introduction à une interprétation du fiasco de Charles comme un événement comique : « Nous rîmes ; les plus folles choses ; une scène digne de Molière ; un désordre qui me fait rire ». Une farce de Molière, dans les limites contrôlées du mauvais goût, plutôt qu’une comédie… Fidèle à la posture de mère grondeuse et désirant amener son fils à une conversion, Mme de Sévigné donne du fiasco une interprétation l’assimilant à une punition divine « je lui dis que… péché ». Encore une fois, une considération sérieuse tente de trouver sa place dans une scène de théâtre comique. Le pronom « il » anaphorique montre l’agitation, la fébrilité , l’idée fixe d’un Charles voulant trouver une explication et un remède à son « accident » , mais pas autant cependant que l’inconvenance de ses propos « Il s’est pris à moi…ma fille ». Il est curieux qu’un jeune homme, sans doute en grand désarroi, prenne pour confidente de son fiasco une mère frigide ! C’est un premier décalage sur lequel se fonde le comique de la situation. Notons au passage que la froideur physique de la marquise n’est pas un secret mais que dans le système de pensée du 17ème, c’est une qualité qui, si elle ne sied pas à un homme que l’on attend ardent, s’accorde bien avec la décence et la retenue féminine. L’inquiétude de la mère et du fils n’ont donc pas le même objet (la virilité ou le salut) et ce nouveau décalage fait de Charles un personnage dont on se soucie mais aussi dont on se moque: les hyperboles « empire amoureux ; histoires tragiques » prouvent que les consolations de la marquise sont teintées d’humour. Le fiasco se double en outre d’un malentendu : La Champmeslé (appelée la « petite Chimène » car elle s’illustre dans le répertoire tragique) interprète l’accident comme un manque d’amour (ce qui nous reporte au reproche de Ninon l.2) et voici achevé le portrait d’un piteux séducteur. Pour Mme de Sévigné, toute cette aventure est une leçon « Il n’en reviendra pas sitôt » et sa conclusion morale« Je voudrais…Dieu » justifie rétroactivement le récit de cette anecdote. En jetant sur Charles un regard inquiet, mais néanmoins distancié par le comique – il est pour la mère et la fille un commun objet d’amusement. Mme de sévigné manifeste ainsi que l’attachement qu’elle a pour son fils n’est pas de même nature que celui qu’elle a pour sa fille. Mme de Grignan peut lire, de façon sous-jacente, l’assurance que les confidences entre mère et fils ne sont pas marquées par le même idéal de tendresse que revendique sa mère quand il est question d’elles deux, elle peut lire au-delà de l’historiette plaisante une réaffirmation de l’amour maternel et de leur entière connivence.
3ème mouvement
Mme de Sévigné va finir sur le sujet de Charles en citant, après sa confidence, des mots d’esprit qu’il lui a rapportés à l’intérieur de deux paragraphes beaucoup plus brefs. On comprend à quelle hiérarchie obéit la lettre : Mme de Sévigné regroupe dans sa lettre tout ce qui lui vient de son fils mais commence par l’élément le plus important avant d’expédier plus rapidement les autres. Les deux paragraphes ont une structure proche « Il me contait l’autre jour » et « Ninon disait l’autre jour à mon fils » : Mme de Sévigné ne rapporte pas à sa fille que des faits, elle est aussi gourmande des mots et même s’ils ont prononcés par des personnes aussi peu recommandables que Ninon ou « un comédien », leur justesse, l’esprit qu’ils dénotent en font néanmoins des paroles dignes d’être rapportées. D’abord, la marquise évoque la saillie d’un comédien sur la légèreté d’une comédienne capable de communiquer à toute une troupe la maladie vénérienne de son époux. Tout le sel de la phrase est conservé grâce à l’emploi du discours direct. L’exclamation du comédien est qualifiée d’ « épigramme », autrement dit d’énoncé grivois mais littéraire et piquant, la justesse de l’observation faisant passer l’allusion aux mauvaises mœurs des comédiens. Le dernier paragraphe revient sur un bon mot de Ninon « une vraie citrouille fricassée dans la neige », bon mot qui encore une fois dénonce le peu d’ardeur (cf. p. 455) de Charles de Sévigné. Son « accident » n’était peut-être pas isolé et peut-être est-ce aussi la cause de l’éloignement de Ninon, croyant comme la Champmeslé que ce jeune amant ne l’aimait plus (cf. l. 2 de l’extrait). Quand Mme de Sévigné parle à l’égard de Ninon de « bonne compagnie », elle n’est qu’à moitié ironique. Ce retour sur Ninon témoigne d’une fascination pour cette figure à la fois si éloignée et si proche d’elle, peut-être est-elle une mécréante mais, au royaume de Marie de Sévigné, c’est une valeur que d’être spirituelle. En veut-on une preuve pour finir? Le mot "fricassée" fera plusieurs retours sous la plume de la marquise pendant l'année 1671 qui s'approprie ainsi les mots de Ninon de Lenclos.
L’extrait de la lettre du 8 avril que nous venons d’étudier est composé essentiellement de discours rapportés, une confidence scabreuse et de bons mots eux aussi douteux. Mme de Sévigné se fait donc le relais de ces propos mais, pour les rapporter à sa fille à qui de telles paroles pourraient déplaire, sa plume est bridée. Tout notre passage est donc caractérisé par une tension entre un évident plaisir à raconter et des précautions visant à inscrire son propos dans le cadre de la décence et du simple divertissement. Cette lettre vaut aussi par le portrait satirique de Charles de Sévigné en séducteur défait et par l’évocation de Ninon de Lenclos, double inversé ou peut-être double tout court de la marquise, femme dont l’esprit remporte les suffrages de notre auteur. Et si Françoise de Grignan ne s’est pas offusquée à cette lecture, qu’aurait-elle ressenti sachant que 20 ans plus tard, l’enfant qu’elle porte dans son sein serait le troisième homme de la famille à tomber sous le charme de Ninon ?
FV