> Rousseau - Les Confessions - Livre V
P. 220-222« Madame de Menthon dit un jour…/… plus à mon coeur qu'à mes sens»
Explication de texte
INTRODUCTION
Situation
Au livre V des Confessions, après une malheureuse expérience au cadastre de Chambéry, Rousseau peut enfin se consacrer à sa passion pour la musique. Donnant des leçons dans la bonne société chambérienne, il est au contact de jolies élèves et de leurs mères. L’émoustillante vision de Melle de Mellarède en déshabillé, le baiser que lui applique Mme Lard chaque fois que Rousseau pénètre chez elle pour donner une leçon à sa fille, tout cela concourt à faire de cet épisode de la vie de Rousseau l’un des chapitres de son éducation sentimentale et une véritable marche vers le dépucelage. Objet d’agaceries féminines qui le mettent mal à l’aise, Rousseau va aussi susciter un intérêt d’une autre sorte de la part de Mme de Menthon, femme connue dans Chambéry pour son goût de l’intrigue. Mme de Menthon est en outre une relation de Mme de Warens et jalouse cette dernière.
[Lecture]
Sujet
Les pièges tendus par Mme de Menthon à Mme de Warens et au jeune Rousseau et leurs conséquences sur la relation de ces deux derniers.
Composition et remarques
- 1er mouvement : « Madame de Menthon dit un jour… le compte de la dame » (1er paragraphe) Mauvais tour joué à Mme de Warens par Mme de Menthon et qui tourne au désavantage de cette dernière. Un tour « des plus comiques »
- 2ème mouvement : « Je n’étais pas un personnage… le reste du pays » (2ème et 3ème paragraphes) Comment Mme de Menthon veut entraîner Rousseau vers la méchanceté et comment il échappe à ce péril. Piège « d’une espèce plus dangereuse » Montée des périls.
- 3ème mouvement : « Quoi qu’il en soit… qu’à mes sens » (4ème paragraphe) Intervention de Mme de Warens pour sauver J.J des pièges de la naïveté.
Les deux premiers mouvements s’additionnent, témoignant tous deux de la tendance de Mme de Menthon à piéger les gens. Le dernier mouvement oppose l’action bienfaisante de Mme de Warens à l’action malveillante de Mme de Menthon.
Problématique
Nous montrerons comment l’initiation sexuelle de Jean-Jacques par Mme de Warens est présentée comme une façon de protéger le jeune homme du danger que représentent les femmes manipulatrices telles que Mme de Menthon.
EXPLICATION
1er mouvement
La malveillance de Mme de Menthon a pour origine une rivalité sinon amoureuse, du moins liée au domaine de la séduction. Ainsi remarque-t-on la façon dont, dans la première phrase du texte, l’expression « ces messieurs » est encadrée par le patronyme des deux femmes. Un homme, les hommes, voilà bien l’enjeu de cette rivalité. Et c’est aux yeux d’un public masculin - « Mme de Menthon dit un jour à ces messieurs » - que Mme de Menthon cherche à dénigrer Mme de Warens. La médisance est perceptible à travers l’utilisation d’une locution restrictive « ne…que » propre à rabaisser les mérites de Mme de Warens et par une salve de quatre critiques. La première « Madame de Warens n’était qu’une précieuse » désigne une femme qui a l’habitude d’expressions trop recherchées (cf. Encyclopédie de D’Alembert et Diderot), une femme affectée, et coupable peut-être d’un certain intellectualisme, le terme « précieuse » est au 18ème, toujours péjoratif. Une critique qui s’adresse donc à l’esprit et qui n’est peut-être pas sans aucun fondement quand on se souvient que Venture formule la même à la page140 et quand on anticipe pour se pencher sur le troisième mouvement de cette explication. Les trois autres critiques « elle n’avait point de goût, elle se mettait mal, elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise » visent l’apparence de Mme de Warens. Un tel martèlement indique bien ce qui tourmente Mme de Menthon, les charmes physiques de Maman. Ce sont à peu près les mêmes critiques que formule Mme de Merteuil envers Mme de Tourvel dans la lettre 5 des Liaisons dangereuses de Laclos, les moqueries d’une aristocrate libertine envers une morale plus bourgeoise, étriquée jusqu’à la pruderie. Du cercle de « ces messieurs », Rousseau extrait « [un] homme », un « plaisant » qui, semblant calomnier Mme de Warens, va en fait mystifier Mme de Menthon. « Le gros vilain rat empreint sur le sein, (…) si ressemblant qu’on dirait qu’il court », si outré et improbable qu’il soit, ne sème pas le doute dans l’esprit de cette dernière, heureuse de voir une telle eau amenée à son moulin. Une maxime en donne l’explication tout en désignant la passion –« la haine »- qui meut Mme de Menthon « La haine ainsi que l’amour rend crédule » En une phrase son portrait moral est achevé. Mme de Menthon se laisse peut-être aussi facilement abuser car sa propre fille possède sur le sein la marque d’une brûlure cachée par un fichu de chenille bleue (cf. p. 218). Aux critiques verbales succède le passage à l’acte « Madame de Menthon résolut de tirer parti de cette découverte ». L’action se déroule en trois temps : « passer derrière sa rivale, renvers[er] à demi sa chaise, découvri[r] le mouchoir. Par le mouvement qu’elle suggère et par sa thématique légère la scène évoque quelque peu sur les tableaux de Boucher ou ceux que peindra peu après Fragonard (cf Les débuts du modèle 1769), évocation sur un mode mineur bien entendu, le libertinage étant quelque chose qui fait horreur à Rousseau. Poussée par la « haine » envers une « rivale » Mme de Menthon va voir son stratagème se retourner contre elle. L’expression « elle découvrit adroitement son mouchoir » porte les marques de l’ironie puisque l’adresse de Mme de Menthon va l’amener à révéler involontairement les charmes de Maman, « Au lieu du gros rat, le monsieur ne vit qu’un objet fort différent ». Différent mais tout aussi « gros » si l’on en croit le portrait que fait M. de Conzié de Mme de Warens… De la répulsion suscitée par le « rat », on bascule dans la fascination pour quelque chose « pas plus aisé d’oublier que de voir ». Ce portrait de Maman en femme suscitant le désir masculin n’est pas si fréquent dans Les Confessions et ce lien établi entre Maman et la sexualité ne sera pas sans importance quand nous en serons au troisième mouvement de notre étude. Outre qu’il constitue un parfait apologue (bref récit de 15 lignes ; action fondée sur un renversement simple du type arroseur arrosé ; morale explicite exprimée à travers une maxime et morale plus implicite à déduire du triomphe de Mme de Warens et de la défaite de Mme de Menthon ; mouvement vers la généralisation avec des désignations telles que « l’homme, le Monsieur, la dame »), ce paragraphe apparaît comme une curieuse mise en abîme des Confessions. De même que la diffamation dont est victime Mme de Warens va conduire à la mise en relief de ses charmes et du caractère immaculé de son sein, les accusations contre Rousseau sont ce qui va lui permettre d’établir dans Les Confessions la bonté et l’innocence de son être. Rousseau, comme Mme de Warens ont tout à gagner à la transparence.
2ème mouvement
Alors que le 1er paragraphe était centré sur le couple Warens/Menthon et que J.J en était absent, à peine représenté métaphoriquement à travers la figure de l’homme enjeu de la rivalité entre les deux femmes, les deux paragraphes qui suivent se resserrent autour du couple Rousseau/Menthon. Ce deuxième mouvement débute par un autoportrait négatif dans lequel Rousseau oppose son insignifiance à l’aisance des personnes que fréquente Mme de Menthon, « des gens brillants ». La conjonction paradoxale de ces deux êtres est guidée par l’intérêt « Elle fit quelque attention à moi pour l’esprit qu’on me supposait ». Elitiste puisqu’elle ne veut fréquenter que « des gens brillants », Mme de Menthon est aussi manipulatrice et cherche à instrumentaliser le jeune Rousseau dont l’esprit supposé peut lui être « utile ». C’est elle qui mène ce jeu cruel, le pronom « Elle » est sujet des verbes . Et c’est au service de la malveillance qu’elle compte utiliser cet esprit : il s’agit de faire des satires, de ridiculiser des habitants de Chambéry. A son échelle anecdotique et provinciale, Mme de Menthon est une figure du méchant, elle incarne la dénaturation de l’être humain qui n’est lié à ses semblables que par un lien de rivalité et de nuisance, elle participe à l’illustration de l’anthropologie rousseauiste. Pour filer la métaphore laclosienne esquissée au début de notre explication, cette aventure avec Mme de Menthon incarne le danger des liaisons pour un jeune homme nouvellement introduit dans la bonne société, un professeur de musique comme Danceny, et que sa naïveté rend facilement manipulable. (Lettre 175 « Qui pourrait ne pas frémir en pensant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ! ») La fin du paragraphe offre d’ailleurs un développement hypothétique « Si elle m’eût trouvé… » posant les conséquences lourdes et à long terme de cette mésaventure « J’aurais été enfermé pour le reste de mes jours peut-être ». Si l’on se réfère à la page 1038 du livre, nous verrons qu’il ne s’agit pas là d’une pure spéculation de la part de Rousseau. Cette vie de détention est l’un des anti-destins qui jonchent les premiers livres des Confessions, peut-être le plus tragique. Il est intéressant que la cause de ce malheur eût été l’écriture, le fait d’avoir rédigé des « vers », des « chansons », des « libelles », la punition pour avoir fait un usage dévoyé de sa plume entièrement consacrée à dire le mal. Le paragraphe se termine par une touche d’ironie –quand Rousseau écrit ces lignes le péril est relégué loin dans le passé- il se qualifie en effet du terme de « Phébus », autre nom d’Apollon dieu de la poésie et qui signifie « brillant » ce qui établit un écho amusé avec les premières lignes du paragraphe, ce brillant-là étant bien factice.
A la catastrophe envisagée sur le mode hypothétique succède le dénouement réel de l’aventure, « Heureusement…qu’un sot » . Rousseau ne passe pas le test de la conversation, comme avec M. d’Aubonne (p. 124) il est recalé à cette épreuve qui le fait toujours apparaître inférieur à lui-même (cf. Starobinski). Ce qui devrait être un défaut se révèle un avantage puisqu’il détourne de lui Mme de Menthon. Sur cette issue le point de vue de Rousseau jeune, aveuglé par le désir de plaire, et de Rousseau âgé divergent : le premier déplore cette désaffection « j’en gémissais » tandis la sagesse de Rousseau narrateur reconnaît «Heureusement ; J’aurais dû remercier ; Cela valait mieux ». Ce deuxième mouvement finit sur l’éloge d’une vie humble. Etre « le maître à chanter (…) et rien de plus » est gage d’une vie en harmonie avec les autres , « toujours bien voulu dans Chambéry » alors que c’est la volonté de dominer par son « bel esprit » qui vous transforme en « serpent » emblème ici du mal social, de celui qui sème la discorde dans la communauté. Cette mention de la vie heureuse du maître à chanter est à rapprocher de la structure des Confessions. On sait que le tome 1 (celui que nous étudions) est la vie sans grands malheurs de Rousseau musicien tandis que le tome 2 est consacré aux souffrances de Rousseau écrivain, celui qui finalement fait valoir son talent de plume. Ce n’est donc que provisoirement que Rousseau échappe aux périls nés des dons d’écriture.
3ème mouvement
Le dernier mouvement du passage étudié voit l’élimination du personnage de Mme de Menthon pour laisser toute la place à Mme de Warens. Si les deux femmes ont un point commun, c’est de prendre l’initiative des événements « Elle vit (…) et c’est ce qu’elle fit ». La tournure concessive « Quoi qu’il en soit » établit un lien direct entre la mésaventure de JJ avec Mme de Menthon et son initiation sexuelle. Le péril a été évité une fois mais JJ doit être définitivement à l’abri de sa « jeunesse », c’est-à-dire de son innocence. Alors que Mme de Menthon a failli perdre le jeune Rousseau, Mme de Warens le sauve. Elle agit de façon à l’ « arracher au péril de [la] jeunesse ». L’expression « il était temps » sonne comme une échéance fatale, ce que raconte ici Rousseau, c’est l’une des multiples fins de l’enfance : il faut quitter la « jeunesse » et devenir un « homme ». La tournure périphrastique « me traiter en homme » pour désigner l’initiation sexuelle annonce la fin d’une relation chaste qui durait depuis plus de cinq ans. La suite du texte se préoccupe de faire un éloge de Mme de Warens et de sa façon de procéder, mais se teinte aussi d’un certain malaise. Comme souvent chez Rousseau, l’argument le plus fort de l’apologie est celui de la singularité « de la façon la plus singulière… occasion ». Il s’agit de hisser Mme de Warens au-dessus des autres femmes pour faire oublier que c’est une « Maman » qui s’apprête à le faire entrer dans son lit. L’ambiguïté est immédiate, Maman n’est plus exactement Maman, elle est l’objet d’une métamorphose inquiétante, « Je lui trouvai… qu’à son ordinaire », elle est dépourvue de « sa gaieté folâtre », de ce qui fait son identité propre. Cette femme inconnue tente d’établir avec le jeune homme une distance nouvelle en employant un ton « ni familier, ni sévère » qui rend évident le repositionnement des deux êtres. L’éloge de Mme de Warens passe aussi par la multiplication de termes relatifs à la parole et à l’intellection « le propos plus moral, ses instructions, une explication ». La sexualité à venir, entourée par les mots, perd ainsi de sa dimension bestiale et Mme de Warens reste dans le rôle d’une éducatrice et non d’une bacchante échevelée. Le lecteur ne peut d’ailleurs que voir combien est dépourvue de tout érotisme et de toute spontanéité cette approche du sexe ! Ce changement en Maman déstabilise le jeune homme - « Après avoir vainement cherché…demandai »- qui pressent peut-être qu’il est en train de perdre sa chère Maman. La fin du texte souligne à quel point tout est pensé et organisé par Mme de Warens : « Elle me proposa une promenade, elle avait pris ses mesures, elle l’employa à me préparer… » . L’intimité dans le « petit jardin » ou ils sont seuls « toute la journée » est le seul élément suggérant le rapprochement amoureux mais il apparaît bien dérisoire. Il y a collision entre le cadre de l’idylle qui suppose une femme pouvant avoir « des bontés » pour un homme et le cadre pédagogique qui suppose la figure tutélaire de la mère. De la même façon, si Maman ne procède pas par des « agaceries », veillons bien à voir derrière ce compliment que lui adresse Rousseau la preuve que c’est une mère et non une femme qui lui tient ce discours, autrement dit un indice de perversion. Si Rousseau éprouve à nouveau le besoin de souligner la différence entre Maman et « une autre femme », c’est qu’en effet elle n’est pas aux yeux de Rousseau une femme mais une mère et, aux yeux d’un fils, quoi de plus différent d’une femme qu’une mère. La femme serait celle qui s’adresse aux « sens » alors que Mme de Warens s’adresse au « cœur ». Résolument opposée à Mme de Menthon, elle se soucie d’ « instruire » et non de « séduire », verbe qui étymologiquement signifie « détourner du droit chemin ». En renforçant le cadre pédagogique de cette initiation, en nous montrant une Mme de Warens guidant JJ vers son lit par des « entretiens plein de sentiment et de raison », le texte ne fait qu’accentuer la dimension maternelle de Mme de Warens, et ce cadre pédagogique dont on pouvait croire à première lecture qu’il permettait de gommer l’érotisme de la situation en fait surtout ressortir la dimension incestueuse.
On peut se demander au terme de cette étude pourquoi Mme de Warens choisit la sexualité comme remède à la naïveté de Jean-Jacques. La naïveté se confondrait-elle entièrement avec l’innocence sexuelle ? La question se pose d’autant plus légitimement qu’entre Jean-Jacques et Mme de Menthon il n’a jamais été question d’attirance amoureuse… Le début de notre passage pourrait nous souffler l’hypothèse d’une revanche sur le mauvais tour joué par Mme de Menthon mais c’est une piste bien faible. En revanche, cette aventure permet à Mme de Warens d’ouvrir les yeux sur l’intérêt – au sens large- que d’autres qu’elles trouvent à Jean-Jacques et un rien d’amour-propre lui dicte la décision de s’attacher plus étroitement son protégé. En effet, nous confie Rousseau quelques pages plus loin « Elle a toujours cru que rien n’attachait tant un homme à une femme que la possession ». Et la lecture des Confessions montre que Mme de Warens agissait ainsi avec les autres hommes de sa maison, Claude Anet, Wintzenreid… L’initiation sexuelle de JJ apparaît donc comme une mise en conformité, une application des principes de Mme de Warens quant à sa gestion des relations avec les hommes qui lui importaient, sans qu’il soit pour autant question d’amour. Précisons aussi que pour Jean-Jacques, la figure de Maman commence à se dédoubler et que ce sera pour lui matière à de lourds tourments.
FV