> Rousseau - Les Confessions - Livre III
P. 131-132 « Il y avait au séminaire …/… se soumettre à celle d’autrui »
Explication de texte
INTRODUCTION
Situation
A son retour de Turin, Rousseau, alors âgé de 17 ans, se présente chez Mme de Warens à qui il n’a jamais cessé de penser. Elle décide de l’héberger et de lui trouver un état. Jugé « inepte » par Monsieur d’Aubonne, cousin de Mme de Warens, vu comme « un garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis », Rousseau ne peut prétendre à de hautes ambitions. Tout au plus, peut-il espérer « devenir quelque jour curé de village » (p. 124) Rousseau entre donc au séminaire d’Annecy pour compléter sa culture religieuse.
[Lecture]
Sujet
L’extrait étudié est dominé par le portrait de deux des maîtres de Rousseau au séminaire, un lazariste et M. Gâtier. Le portrait de ces éducateurs se prolonge d’une réflexion sur l’éducation.
Composition et remarques
1er mouvement : « Il y avait au séminaire … abbé de cour !» Portrait-charge d’un lazariste
2ème mouvement : « Si j’étais… être malheureux » Changement d’éducateur et portrait élogieux de M.Gâtier
3ème mouvement : « Son caractère… à celle d’autrui » Réfelexion plus générale sur les difficultés d’apprentissage de Rousseau
Les Confessions comptent de nombreux portraits. C’est une convention de l ’art classique qui exige que chaque nouveau personnage soit présenté. Rousseau utilise ici la technique de l’antithèse le plus violente qui soit pour peindre ces deux ecclésiastiques. Le découpage proposé coïncide avec la structure paragraphique mais nous remarquons que l’évocation du lazariste puis celle de M.Gâtier déborde à chaque fois sur le paragraphe qui suit, comme si Rousseau voulait établir des oppositions, des contrastes au sein même des paragraphes et pas seulement entre les paragraphes. Nous respectons donc cette volonté.
Problématique
L’extrait étudié est dominé par deux portraits antithétiques qui ne sont cependant pas l’essentiel de l’extrait. Parce qu’ils sont situés dans une autobiographie, ces portraits sont aussi des pièces de l’autoportrait de Rousseau. En quoi cet extrait, à travers les figures antithétiques du lazariste et de M. Gâtier, nous permet-il de mieux comprendre qui est Rousseau, en particulier dans son rapport à l’enseignement ?
EXPLICATION
1er mouvement
Le présentatif « Il y avait » extrait de la collectivité que constitue le séminaire un individu pour en faire le portrait. Portrait-charge, extrêmement péjoratif , plein de toute la subjectivité et de tout l’engagement émotionnel de Rousseau, comme en témoigne l’antéposition à valeur affective de l’adjectif « maudit ». Le verbe « entreprendre » a le sens de « diriger une attaque ». On est dans une perspective éducative qui relève de l’agression, agression dont Rousseau est la victime passive (pronoms « me » en fonction de C.O) et qui va manquer son but « me fit prendre en horreur le latin qu’il voulait m’enseigner ». Comme à plusieurs reprises dans ce texte, Rousseau joue sur les sonorités « entreprit/me fit prendre ». Cela permet de bien souligner la conséquence désastreuse de cette offensive éducative. Le portrait que fait Rousseau du lazariste est essentiellement un portrait physique. Il se concentre sur le visage et procède de haut en bas, les cheveux, le regard, la barbe et le sourire. La description accumule des notations péjoratives « plats, gras et noirs » et cherche à susciter la répulsion. Le visage de « pain d’épice » dénote un teint brun. On avait déjà cette même expression au livre II pour qualifier le faux maure de l’hospice des catéchumènes (p. 72). Deux remarques à ce propos. Tout d’abord, la couleur noire est chez Rousseau une couleur répulsive, outre le faux maure on pense au « museau sec et noir barbouillé de tabac d’Espagne » de Melle Giraud (p. 148) Rousseau se conforme donc à une symbolique des couleurs que confirmera la suite du texte. Sont « noirs » les personnages qui ont vis à vis de Rousseau un comportement invasif. D’autre part, Rousseau fait aussi avec ce faux maure –et avec Melle Giraud- l’objet d’une attaque. Il s’agit alors d’une agression de nature sexuelle ou amoureuse mais on peut se demander si cette image du « visage de pain d’épice » n’est pas là pour établir un lien entre les deux situations et montrer la force de l’agression de la part de celui qui se veut un éducateur. Rousseau semble en tout cas avoir ressenti la seconde attaque aussi violemment que la première et voir en son professeur un corrupteur à l’égal du faux maure. Le portrait du lazariste utilise ensuite des comparaisons animales. Le « buffle », le « chat-huant », le « sanglier » sont des animaux dangereux, sinon inquiétants. Le lazariste, tel un animal mythologique semble composé des parties d’animaux différents. Par là, le portrait dépasse la simple critique et confine au fantastique. Cette animalisation du personnage nous conduit bien sûr à une vision déshumanisée du lazariste qu’appuie encore la comparaison avec un mannequin. Le lazariste est un animal et un objet, il n’a pas de nom « J’ai oublié son odieux nom » et n’est décrit que physiquement. Est-il bien un homme ? Possède-t-il une quelconque humanité ? A-t-il une âme ? Le portrait physique laisse passer cependant quelques caractéristiques d’ordre moral. Le sourire « sardonique » dénonce la méchanceté du personnage et la figure « doucereuse » l’hypocrisie. « Sardonique » reprend l’adjectif « maudit » et classe ce personnage du côté du mal. Le texte insiste sur les impressions ressenties par le jeune Rousseau : on relève les termes « horreur, odieux, effrayante, frémir, affreuse ». La force de ces émotions permet à la mémoire de graver ce visage dans l’esprit de Rousseau « Sa figure… j’ai peine à me la rappeler sans frémir ». Fidèle à son projet, Rousseau se peint doublement, au moment où il vit les événements puis au moment où il écrit (cf. les temps verbaux) Comme souvent dans Les Confessions, on constate une permanence des affects. L’écrivain vieillissant est solidaire du jeune homme qu’il était : le maudit lazariste hante Rousseau tel un fantôme (autre preuve du caractère fantastique de l’évocation) « Je crois le rencontrer encore dans les corridors » Le pluriel « corridors » semble manifester de la fréquence de ces apparitions. A peine peut-on voir un peu de recul ironique dans l’assonance en « eu » qui associe deux termes opposés « gracieusement » et « crasseux ». Cette description importe moins en tant que portrait du lazariste qui n’apparaîtra plus dans la suite du récit que comme portrait en creux de Rousseau. Ce n’est pas tant le maître que l’élève qui est décrit et qui importe. Une part de la personnalité de Rousseau est perceptible à travers son expérience d’élève. Qu’il voie la salle de classe comme « un cachot » est à l’origine de sa quête d’égalité et de ses conceptions pédagogiques. Malgré la permanence de sa répulsion, Rousseau parvient à nous faire sourire de la déchéance que constitue pour l’élève de l’abbé de Gouvon (p. 105) les leçons d’un « pareil maître». Un « abbé de cour » convenait mieux à sa singularité.
2ème mouvement
Le deuxième paragraphe poursuit, en la dramatisant, l’évocation du « maudit lazariste » avec une phrase hypothétique « Si j’étais resté… ce monstre » (irréel du passé) qui insiste sur le pouvoir destructeur d’une mauvaise éducation « ma tête n’y aurait pas résisté ». Rousseau est sauvé par l’intervention de M. Gros, supérieur du séminaire et incarnation de la providence « mais le bon… mon chagrin ». L’angoisse ressentie par Rousseau et décrite dans le premier paragraphe a des conséquences sur le corps « je maigrissais » et l’esprit « j’étais triste ». L’éducation agressive menée par le lazariste n’est parvenue qu’à débiliter physiquement et moralement l’élève Rousseau. Chez notre personnage, doté d’un solide appétit, la perte de ce dernier est un symptôme particulièrement grave ! On remarque un travail de l’hyperbole dans la fin de cette évocation : le lazariste devient « un monstre », « un bête » ce dernier terme confirmant qu’il s’agit bien d’une évocation infernale. Ces termes hyperboliques sont nécessaires à la création d’une opposition forte avec le second maître de Rousseau. Au « maudit » succède le « plus doux des hommes ». Le nom de M.Gâtier est précédé de ce superlatif laudatif, cette qualité le définit plus encore qu’un nom. Contrairement à ce lazariste sorti des Enfers, la dimension humaine de ce nouveau maître est tout de suite marquée. Ce maître est en même temps un élève ( « ses études »), situation déjà propre à le rapprocher du jeune Rousseau. Son portrait est en deux parties. Rousseau envisage d’abord la « physionomie » puis il abordera ensuite le caractère » (3ème §). Le portrait physique est introduit par le verbe « voir » et situe aussitôt M. Gâtier parmi les êtres d’exception « Je n’ai jamais vu … Gâtier ». Le contraste avec le lazariste est d’autant plus marqué que Rousseau s’arrête sur les mêmes éléments, la barbe et les couleurs. La noirceur physique et morale du lazariste cède ici la place à la clarté « Il était blond ». Le portrait physique est cependant rapide, ce qui compte est l’intériorité. Le vocabulaire du sentiment domine « touchante, sensible, affectueuse, aimante, douceur, tendresse ». Les cheveux blonds, la barbe, les yeux bleus, la douceur de la physionomie de M.Gâtier nous rappellent irrésistiblement l’iconographie christique. Après le diable, un jeune Dieu. La référence christique semble attestée par la fin du paragraphe, ou plutôt dirons-nous, se met en place un système de comparaison engageant à la fois M.Gâtier, Rousseau et le Christ, trois êtres au cœur bon néanmoins voués au supplice. Le triste sort du jeune homme blond aux vertus si marquées nous représente la fin de Jésus mais nous rappelle encore davantage la destinée de Rousseau lui-même. A la fin du livre I, nous lisons « Ah ! N’anticipons point sur les misères de ma vie ! » A cette phrase fait écho « On eût dit… né pour être malheureux ». Il y a prédestination au malheur pour Rousseau comme pour le jeune abbé dans le destin duquel il lit le sien propre.
3ème mouvement
L’éloge de M. Gâtier se prolonge au début du troisième paragraphe et aborde cette fois ses qualités pédagogiques, la « patience et la « complaisance » et son engagement dans l’instruction de Rousseau « le temps qu’il me donnait », « il s’y prit très bien ». M. Gâtier est un bon maître qui se fait aimer de son élève. Le lien affectif parvient à se nouer car la hiérarchie obligée entre le maître et l’élève est ici assouplie. « Il semblait plutôt étudier avec moi », « La bonne volonté que nous y mettions l’un et l’autre ». Les deux hommes travaillent ensemble, dans une presque égalité. Le connecteur d’opposition « cependant » introduit cependant une rupture au sein du paragraphe. Si élogieux soit le portrait de l’abbé, il n’en est pas moins évident qu’il rencontre l’échec avec l’élève Rousseau. Opposé au lazariste sur presque tous les points, il n’obtient pourtant de guère meilleurs résultats, « J’avançais peu en travaillant beaucoup ». Les deux portraits qui occupent la majeure partie de l’extrait étudié nous trompent en nous laissant croire que c’est de la personnalité de l’éducateur que dépend la réussite de l’éducation. L’échec commun au maudit lazariste et à l’abbé nous fait voir qu’il n’en est rien. Cette difficulté d’apprentissage est encore l’une des singularités de Rousseau, « Il est singulier… M.Lambercier ». A partir de ce moment, Rousseau oublie M. Gâtier et la première personne domine le texte, c’est de lui-même dont il s’agit. En évoquant son père et M.Lambercier, l’auteur nous renvoie à une période de l’enfance antérieure à l’apprentissage chez M. Ducommun. C’est à ce moment que se produit une cassure dans l’existence de Rousseau et depuis que tout enseignement lui apparaît comme une oppression insupportable. « Le peu que je sais de plus, je l’ai appris seul » : Rousseau se définit donc comme un autodidacte. L’obstacle à l’apprentissage avec un maître n’est le fait ni du maître, ni de l’intelligence de Rousseau qui ne manque pas de « conception ». La raison de ce que l’on appellerait aujourd’hui un blocage, « la crainte même de ne pas entendre m’empêche d’être attentif », est le fait de la relation maître-élève foncièrement inégalitaire. Toute tentative d’enseignement est un assujettissement, la relation pédagogique rejoue celle du maître et de l’esclave. Le vocabulaire de la domination (le « joug, la « loi », « se soumettre ») irrigue toute la fin du texte. A travers les termes « crainte et « peur » revient l’image du « cachot » (1er §) L’élève est le malheureux prisonnier d’un maître et leur relation, si elle n’est pas fondée sur la violence, l’est au moins sur le malentendu : « Je feins d’entendre ». Que ce soit en société ou face à un éducateur, Rousseau ne parvient pas à faire valoir ses qualités et semble condamner à paraître un imbécile « Je n’entends rien ». L’extrait étudié finit donc sur une revendication de liberté et de singularité. On note la reprise anaphorique et triomphante de l’expression « Mon esprit ». Si Rousseau a rencontré des déboires avec ses divers enseignants, c’est à cause d’une soif absolue de liberté. Le verbe dynamique « marcher » inverse l’image du « cachot ». Plus question d’être immobile, passif et de subir, l’esprit de Rousseau est, à tous points de vue, son seul et vrai maître.
CONCLUSION
L’extrait étudié joue de la force de l’antithèse pour nous présenter deux personnages rencontrés par Rousseau au séminaire d’Annecy, l’un infernal, l’autre doux comme un Jésus. Si ces portraits témoignent bien de l’art de Rousseau pour faire surgir sous nos yeux deux figures aussi vivantes, ils ne doivent pas nous cacher que l’enjeu du texte n’est pas dans le brio de la description. Les deux personnages si brillamment évoqués n’auront d’ailleurs pas de place dans la suite du récit. Ils n’apparaissent que pour nous faire comprendre quelle est l’attitude de Rousseau face à l’enseignement et quelle est sa difficulté à apprendre. Tout d’abord, l’opposition ménagée entre les deux professeurs se résout en analogie, ni Dieu ni Diable ne peuvent faire apprendre Rousseau. Ce passage dresse une liste des obstacles qui gênent chez lui l’apprentissage : répulsion face au professeur, peur de décevoir, indépendance absolue de son esprit. De ces expériences malheureuses Rousseau tirera certains articles de sa théorie pédagogique telle qu’elle est exposée dans Emile, l’amitié et une discrète hiérarchie entre le maître et son élève, les leçons en plein air plutôt que dans le « cachot » d’une classe. FV