> Rousseau - Les Confessions (T.1 à 6)
"Les Confessions / Jean Starobinski"
Contribution proposée par Gilles Panabières
Agrégé de lettres Modernes 2013
J. Starobinski a écrit à propos des Confessions :
« La vérité que Rousseau veut nous communiquer n'est pas l'exacte localisation des faits biographiques, mais la relation qu'il entretient avec son passé. Il se peindra doublement, puisqu'au lieu de reconsidérer simplement son histoire, il se raconte lui-même tel qu'il revit son histoire en l'écrivant. Peu importe alors qu'il comble par l'imagination les lacunes de sa mémoire ; la qualité de nos rêves n'exprime-t-elle pas notre nature ? » (J.J. Rousseau : la transparence et l'obstacle).
Dans quelle mesure votre lecture des C. vous permet-elle d'éclairer ces propos ?
Dissertation
Rarement un écrivain a-t-il été aussi controversé que Jean-Jacques Rousseau, en son temps et même après : comme penseur politique et philosophique, il a été caricaturé par ses contemporains, Voltaire lui écrivant avec son ironie habituelle qu’en lisant Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, « il prend envie de marcher à quatre pattes » ; comme homme, Rousseau s’est fâché avec à peu près tous ses contemporains illustres, de Diderot à Hume, en passant par d’Holbach, Grimm et Voltaire ; comme homme de lettres, enfin, on s’est rapidement offusqué contre ses Confessions, d’abord lors des lectures publiques qu’il donne en 1670, qui furent rapidement interdites, sans doute par l’entremise de Mme d’Epinay, ensuite lors de la première publication de l’autobiographie, en 1682. Parmi les reproches faits à Rousseau, la revue L’Année littéraire relève l’inintérêt des « fadaises de son enfance », ainsi que le caractère choquant de certains de ses aveux et l’orgueil de son auteur. Par la suite, la question de la véracité des Confessions a longtemps été au cœur des débats : Rousseau a-t-il vraiment été aussi sincère qu’il le prétend ? N’a-t-il pas une fâcheuse tendance à se victimiser plus que de raison et à se prétendre plus innocent qu’il ne l’est ?
Loin de cette tradition qui consiste à porter un jugement moral sur Rousseau, Jean Starobinski, conformément au parti pris de ce qu’on a pu appeler la critique de la conscience ou critique thématique, décide dans son ouvrage fondamental La Transparence et l’obstacle d’analyser l’œuvre de l’écrivain pour ce qu’elle est, d’une manière interne et sans jugement de valeur. Au sujet du rapport des Confessions à la vérité, il écrit : « la vérité que Rousseau veut nous communiquer n'est pas l'exacte localisation des faits biographiques, mais la relation qu'il entretient avec son passé. Il se peindra doublement, puisqu'au lieu de reconsidérer simplement son histoire, il se raconte lui-même tel qu'il revit son histoire en l'écrivant. Peu importe alors qu'il comble par l'imagination les lacunes de sa mémoire ; la qualité de nos rêves n'exprime-t-elle pas notre nature ? » Selon Starobinski, Rousseau, arrivé au seuil de la vieillesse, reconstruit son passé en le revivant par l’écriture. Il n’y a donc pas toujours d’exactitude quant aux événements passés, et même, certains épisodes relèvent de l’imagination et non de la mémoire, car Rousseau se peint « doublement » : à travers le récit de sa vie, il se raconte aussi tel qu’il est au moment de l’énonciation, et pas seulement comme celui qu’il était au moment des faits. Rousseau recréerait ainsi son passé à la lumière de son présent.
Que penser de ce rapport à la vérité tel que le décrit Starobinski ? Si la vérité totale sur soi semble impossible, de par la subjectivité propre à chaque individu, peut-on réellement affirmer que Rousseau, parvenu à un âge avancé, « comble par l’imagination les lacunes de sa mémoire » ? Ses Confessions ne seraient alors plus réellement un récit fidèle de sa vie passée, mais un ensemble de « rêveries d’un promeneur solitaire », pour parodier le titre de sa dernière œuvre. Or, l’enjeu des Confessions n’est ni celui des Rêveries, ni celui des Dialogues ou Rousseau juge de Jean-Jacques. Ces trois œuvres envisagent la connaissance de soi d’une manière différente. Les Confessions ne sont-elles pas plutôt un effort, nouveau dans la littérature, pour parvenir à donner aux lecteurs une connaissance parfaite, exacte et exhaustive de l’auteur, à travers une narration détaillée de sa vie dans son ensemble ? Dès lors, comment résoudre cette tension, cette contradiction apparente, entre d’un côté une reconstruction du passé en le revivant par l’écriture, et de l’autre une envie d’être « transparent » aux yeux de ses lecteurs ? Ne doit-on pas, pour résoudre ce paradoxe, redéfinir la notion de vérité, pour passer d’une vérité des faits à une vérité de l’âme ?
Dans un premier temps, nous examinerons les stratégies mises en œuvre par Rousseau pour recréer sa vie passée, pour la raconter telle qu’il la voit au moment où il l’écrit. Nous nous tournerons ensuite vers les innombrables déclarations d’intention de l’écrivain, qui n’a de cesse de proclamer l’exactitude des faits qu’il raconte. Enfin, il s’agira de voir que ces deux étapes, toutes deux également vraies, mais antithétiques, ne s’opposent finalement plus lorsqu’on comprendre que pour l’écrivain, la vérité dont il s’agit est avant tout celle de son âme.
Dans ses ouvrages L’Autobiographie en France et Le Pacte autobiographique, le critique Philippe Lejeune est revenu à plusieurs reprises sur un point délicat de l’autobiographie, à savoir l’exactitude des faits racontés. En effet, la frontière est parfois ténue entre un roman qui s’inspire de la vie de son auteur et une autobiographie proprement dite. Il écrit à ce sujet : « ce qui distingue l’autobiographie du roman, ce n’est pas une impossible exactitude historique, mais seulement le projet, sincère, de ressaisir et de comprendre sa propre vie. C’est l’existence d’un tel projet qui importe, et non une sincérité à la limite impossible ». Le cas des Confessions est ainsi loin d’être unique. Par définition, une autobiographie évoque des événements bien longtemps après qu’ils ont été vécus, d’où des problèmes de mémoire ou des déformations affectives. Il est ainsi difficile, pour Rousseau comme pour n’importe quel autobiographe, de restituer « l’exacte localisation des faits biographiques », pour reprendre l’expression de Jean Starobinski. Rousseau lui-même reconnaît cette difficulté à plusieurs reprises dans les Confessions. Dès le préambule définitif du livre, celui du manuscrit de Genève, il émet implicitement une réserve au sujet de la vérité, lorsqu’il affirme : « j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux ». Dans l’expression « avoir pu l’être », on perçoit l’idée que certains événements ont simplement « pu être » vrais, ce qui ne signifie pas qu’ils le soient réellement. On est dans l’univers du « probable » et non du « certain ». Rousseau ira beaucoup plus loin dans ses réserves un peu plus loin dans l’ouvrage, notamment à la fin du livre III, lorsqu’il s’agit pour lui d’annoncer le contenu du livre suivant, consacré aux nombreux voyages « picaresques » du jeune homme qu’il était, entre 1730 et 1731. Il avoue alors clairement que, parmi les multiples voyages qu’il a accomplis, il a pu se tromper sur certains points, en les écrivant des années plus tard : « il est difficile que, dans tant d’allées et venues, dans tant de déplacements successifs, je ne fasse pas quelques transpositions de temps ou de lieu ». Et il ajoute un peu plus loin : « j’ai donc pu faire des erreurs quelquefois, et j’en pourrai faire encore sur des bagatelles ». On peut ajouter que, comme l’écrit l’autobiographe, la première partie des Confessions a été faite tout entière de mémoire, tandis que la seconde s’appuie sur des documents qu’il a conservés. On peut ainsi comprendre que la vérité biographique soit quasiment impossible pour Rousseau. N’oublions pas qu’au moment où il rédige ses Confessions, son adolescence, qu’il évoque des livres II à IV, est passée depuis plus de trente ans. Certains chercheurs ont ainsi pu établir que certaines dates données par Rousseau ne sont pas conformes à la réalité : par exemple, il écrit être revenu auprès de Mme de Warens, après son voyage à Paris et à Lyon, en 1732, alors qu’il s’agit de l’année 1731. De même, à la fin du livre V, il date l’installation aux Charmettes, à côté de Chambéry, avec Mme de Warens, de l’année 1736, mais la date exacte est plutôt en été 1735. Par ailleurs, Rousseau rajeunit légèrement Madame de Warens, écrivant qu’elle est née « avec le siècle », alors que sa date de naissance réelle est 1699. Lui-même se vieillit un peu lorsqu’il parle de sa première rencontre avec elle, disant qu’il n’avait pas encore dix-sept ans, alors qu’il n’en avait que quinze à ce moment-là. On n’a pas pu établir précisément le nombre d’erreurs présentes dans le livre IV, mais les allées et venues du jeune Jean-Jacques sont tellement importantes, à travers la Suisse, puis à Paris, avant de redescendre vers Chambéry, qu’on peut supposer que le récit de Rousseau n’est pas totalement conforme à la vérité biographique.
Dès lors, la solution qui se présente à l’autobiographe est celle qui consiste à remplir les trous par l’intermédiaire de l’imagination. Là encore, Rousseau est lucide et honnête avec son lecteur, qu’il prévient dès le préambule des Confessions : « si j’ai pu employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ». On n’a pas de trace d’éléments totalement inventés par l’écrivain, en revanche on peut relever de nombreux « ornements » dans certains épisodes, Rousseau opérant une reconstruction littéraire à maints endroits. Par exemple, au début du livre I, il présente la relation amoureuse entre ses parents comme une idylle semblant tout droit venir d’un conte de fées. Or, n’ayant jamais connu sa mère, morte à sa naissance, et, bien évidemment, n’ayant pas directement vu les liens unissant ses deux parents quand ils étaient jeunes, on peut considérer que la façon dont il présente leur amour est une ornementation littéraire. Rousseau imagine ainsi une liaison féérique, faite d’un amour pur, idéal, avec un père partant à l’aventure, étant trop pauvre pour épouser sa bien-aimée, puis revenant à ses côtés, l’amour étant plus fort que tout, y compris les barrières sociales. Cette ornementation littéraire se retrouve dans nombre d’épisodes. On peut citer, entre autres, la scène du miroir, dans le livre II. Amoureux transi de Mme Basile, le jeune Jean-Jacques la voit un jour dans sa chambre, face à son miroir. Elle lui fait un signe, en désignant une natte à ses pieds, et il se jette à genoux, la ramasse, la lui tend et lui baise la main. On a l’impression ici d’assister à une scène d’un roman courtois, le chevalier servant étant au service de sa Dame, prêt à tout faire pour elle. L’idylle des cerises, au début du livre IV, participe de la même reconstruction littéraire : ayant aidé deux jeunes filles (deux jeunes princesses) à traverser une rivière, l’adolescent Rousseau est récompensé en se faisant mener par toutes deux dans un château. Ils passent la journée ensemble, avec un mélange de chasteté dans les actes et de sensualité dans les signes, dans un cadre bucolique. Là encore, on semble assister à un conte de fée ou à un roman courtois, le jeune Jean-Jacques se transformant en chevalier protégeant des gentes Dames et étant par la suite récompensé en passant du temps avec elles.
Cette ornementation littéraire du passé, cette résurgence de l’imagination dans le récit des faits, montre bien que Rousseau ne se contente pas de raconter son histoire, il la revit en écrivant. Par son regard d’homme mûr, il reconstruit son passé à la lumière de son présent. A de nombreuses reprises, il met en relation sa vie en tant qu’adolescent et le moment de l’écriture des Confessions. Ceci se marque en particulier par l’utilisation récurrente du présent d’énonciation, au sein de l’expression du souvenir. C’est très marquant par exemple dans la scène où le jeune homme qu’il était essaie de voler des pommes dans la réserve de son maître, M. Ducommun, dans le livre I. Au moment où il est sur le point de réussir, son maître survient et lui dit ironiquement : « courage ». Rousseau revient alors au moment de l’énonciation et s’écrie : « la plume me tombe des mains ». Ainsi, en écrivant son souvenir, il le revit, cette expression montrant son émotion présente, même si le fait en question date d’environ quarante ans auparavant. D’ailleurs, Rousseau l’avait annoncé dès le début de l’épisode : il s’agit d’un fait qui le fait « frémir encore et rire tout à la fois ». De même, lorsqu’il évoque la vie aux Charmettes avec Mme de Warens, dans le livre VI, il écrit à propos de ce moment de son existence : « je me rappelle celui-là tout entier, comme s’il durait encore ». Rousseau idéalise sans doute sa relation avec celle qu’il appelle « maman », il l’enjolive car il semble la revivre en même temps qu’il écrit son livre. Ainsi il semble peu probable que, lorsque Rousseau doit partager son « âme sœur » avec l’intendant Claude Anet, ils forment réellement tous les trois « une société sans autre exemple peut-être sur la terre ». Mais cette période est tellement heureuse pour l’écrivain, qu’il ne peut s’empêcher de la considérer en tout point comme parfaite : « ici commence le court bonheur de ma vie » écrit-il dans le livre VI. Avec le recul, tout lui semble idéal : « je me levais avec le soleil et j’étais heureux ; je me promenais et j’étais heureux ; je voyais maman et j’étais heureux ; je la quittais et j’étais heureux ».
Ainsi, si on peut relever certaines erreurs biographiques dans les Confessions, c’est que Rousseau revit son passé en l’écrivant, il le reconstruit avec son regard d’homme mûr, en ayant même recours à une ornementation, lorsque l’occasion se présente.
Cependant, cette attitude de recréation du passé se heurte aux affirmations constantes de Rousseau, au sein même de ses Confessions, portant sur la véracité de ce qu’il écrit. Il ne faut pas oublier l’enjeu principal du livre : il s’agit de rétablir la vérité sur lui-même, face aux déformations dont sont responsables certains de ses contemporains. L’écrivain veut avant tout se justifier. Cette revendication apparaît dès l’avertissement : « voici le seul portrait d’homme peint exactement d’après nature, et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais ». Il développe cette idée dans le préambule : « Je veux montrer un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi seul. […]J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon […] Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je l’ai été ». Les Confessions se terminent de la même façon : « j’ai dit la vérité » conclut Rousseau à la fin du livre XII.
Pour tenir cet engagement affirmé tout au long du livre et être absolument exact, malgré la distance qui le sépare des événements qu’il évoque, malgré sa propre subjectivité, Rousseau entend appliquer une méthode qui se veut nouvelle, qu’il détaille dans le premier projet de préambule, souvent appelé « préambule de Neuchâtel », qu’il remplace finalement par celui que l’on connaît, plus court et plus véhément. Dans ce préambule de Neuchâtel, l’écrivain évoque ceux qu’il appelle les « faux sincères », au premier rang desquels [il] place Montaigne, « qui veulent tromper en disant vrai ». Voici ce qu’il écrit à propos de son illustre prédécesseur : « Montaigne se peint ressemblant mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue […] n’eût pas totalement changé sa physionomie ? ». La méthode rousseauiste est simple : elle consiste à tout dire, même ce qui est honteux, même ce qui est ridicule, même ce qui est anodin. Ainsi le lecteur aura-t-il toutes les données à sa disposition, de façon à pouvoir juger lui-même de la vie de Rousseau ; « le résultat doit être son ouvrage » écrit-il à la fin du livre IV. « Ce n’est pas à moi de juger de l’importance des faits, je les dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir » poursuit-il. Cette volonté d’exhaustivité justifie tout d’abord la présence d’événements semblant anodins, notamment dans le livre II. Il s’en excuse, d’ailleurs : « avant que d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification, tant sur les menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite, et qui n’ont rien d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux ». Pour Rousseau, tout dire, être exhaustif, est une façon d’arriver à une vérité totale, de parvenir « à rendre [son] âme transparente au lecteur ». Dans ce cadre, même l’insignifiant, même ce qui semble non essentiel, comme toutes ses pérégrinations dans le livre IV, tous ses déplacements, toutes ses rencontres, avec un faux archimandrite, avec un paysan, avec un militaire, doivent être évoqués. Même son enfance doit être évoquée en détail, même si au XVIII° siècle il s’agit d’une période de la vie à laquelle on ne prête pas beaucoup d’attention. D’ailleurs, la revue L’Année littéraire ne s’y trompe pas : selon l’article consacré aux Confessions, Rousseau nous entretient « des fadaises son enfance ». L’enfance, perçue comme insignifiante à cette époque, est pourtant détaillée, puisque tout le livre I lui est consacrée. Rousseau innove, en montrant que l’homme se construit aussi dans l’enfance. On pourrait d’ailleurs appliquer aux Confessions cette formule de Wordsworth : « l’enfant est le père de l’homme ». Ecoutons une fois de plus ce que nous dit Rousseau dans le livre IV : « pour me bien connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans mon enfance ».
Mais là où se marque davantage le souci d’exhaustivité, c’est dans l’aveu de certaines fautes. Pour Rousseau, la preuve qu’il dit toute la vérité, c’est qu’il admet ses erreurs, y compris celles qui ne sont pas officiellement connues. Il ne se peint pas de profil, puisqu’il ne cache pas ses fautes, y compris les moins avouables ou les plus ridicules. Le livre est ainsi ponctué par une série d’aveux, qui justifient d’ailleurs le titre choisi, « les confessions ». Rousseau « confesse » au lecteur ses fautes. Le premier aveu, signe d’une sexualité assez trouble, intervient dès le livre I : il s’agit du plaisir ressenti par Rousseau lorsqu’il reçut, par l’entremise de Mlle Lambercier, « la punition des enfants » : ce plaisir masochiste à recevoir une fessée de la main d’une femme, Rousseau a conscience qu’il peut choquer ses lecteurs. Et pourtant, il ne le passe pas sous silence. Il conclut ainsi cet épisode : « j’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes confessions. […] Après ce que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter ». En effet, les aveux se succèdent : dans le livre II, c’est le vol d’un ruban, chez la comtesse de Vercellis, qui vient de mourir, que détaille l’écrivain, ainsi que l’absence d’aveu de ce vol à ce moment-là. Au contraire, il accuse une domestique, Marion, du vol, et provoque son renvoi ainsi que le sien propre. Rousseau évoque son remords et affirme que c’est la volonté de se délivrer de cette faute en l’avouant qui a été l’une des raisons principales de l’écriture de ses confessions. « Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais » conclut-il. Les aveux continuent par la suite : c’est la scène d’exhibitionnisme, qui se retourne contre lui, au début du livre III, puis l’abandon du musicien Le Maître, en proie à une crise d’épilepsie à la fin du même livre. Ce sont ensuite deux rencontres avec des homosexuels, dont il a repoussé les avances, dans le livre IV. C’est la culpabilité éprouvée, dans le livre V, après que Mme de Warens a fait de lui un homme, en se donnant à lui : « j’étais comme si j’avais commis un inceste » écrit-il à ce moment-là. Bien plus tard, dans la deuxième partie, Rousseau évoquera l’abandon de ses enfants, qu’il a confiés aux Enfants trouvés. Ainsi, par le biais de tous ces aveux, l’écrivain entend convaincre le lecteur qu’il lui dit toute la vérité, qu’il ne lui cache rien, même ce qui est ridicule ou honteux, même ce qui semble criminel. Rousseau affirme donc être totalement vrai, il entend reproduire son passé avec une sincérité absolue.
Dès lors, force est de constater qu’on arrive, comme bien souvent quand on entre en profondeur dans l’œuvre de Rousseau, à un paradoxe : d’un côté, comme le dit Jean Starobinski, l’écrivain reconstruit son passé, n’hésitant pas à introduire des « ornements », de l’autre, il affirme être totalement sincère, en reproduisant sa vie passée d’une manière exhaustive. Et de fait, on a pu désormais prouver qu’il n’y a pas réellement de mensonges, au niveau des faits, dans l’ouvrage de Rousseau. Comment résoudre cette contradiction apparente ? Là encore, l’écrivain lui-même la perçoit et nous donne la solution : « c’est l’histoire de mon âme que j’ai promise » écrit-il au début du livre VII. Or, son âme forme selon lui un tout cohérent, au-delà de la multiplicité des événements vécus. C’est cela que Rousseau veut montrer à ses lecteurs. « Je sens mon cœur » écrit-il dès le préambule, et l’objet des Confessions est que le lecteur le sente aussi, qu’il perçoive la cohérence de cette âme. L’autobiographie est pour Rousseau l’occasion de faire une synthèse de lui-même, à travers le récit de sa vie. Dès lors, le temps est aboli, la différence entre le passé et le présent n’a plus lieu d’être, et le paradoxe entre reproduction et reconstruction du passé n’existe plus. Ecrire son passé, le reconstruire en l’écrivant, ce n’est pas mentir, c’est donner une cohérence à sa vie et à sa personnalité. Le passé et le présent ne forment pas deux époques distinctes, clairement séparées, l’ensemble forme un tout cohérent. L’ensemble des événements sert à établir, d’une manière atemporelle, le portrait de l’écrivain. C’est d’ailleurs pour cela que Rousseau s’autorise des ruptures dans la chronologie des faits : en mettant en relation des épisodes distincts de sa vie, il en tire une loi générale sur ce qu’il est. Par exemple, dans le livre I, l’écrivain évoque sa période marquée par une tendance à voler, après l’injustice subie à Bossey, qui marque une rupture, une chute, ainsi que l’a analysé Jean Starobinski. A partir de cette accusation injustifiée (on reproche au jeune Jean-Jacques d’avoir cassé un peigne, alors qu’il est innocent), il se met à mentir, à cacher des choses, et, plus tard, en apprentissage chez M. Ducommun, à voler, d’abord des asperges, puis des pommes. Puis il évoque une anecdote ayant eu lieu bien des années après, à l’âge adulte : invité à l’opéra par un ami, M. de Francueil, il quitte tout à coup le bâtiment en se faisant rembourser le billet payé par son ami. A la suite de ces récits, ayant eu lieu à des époques très différentes, il en déduit que parfois il a pu commettre des actes bizarres, mais qu’ « il y a des moments d’une espèce de délire où il ne faut pas juger des hommes par leurs actions ». Ainsi, plusieurs épisodes de sa vie sont mis en relation, de façon à en déduire quelque chose d’atemporel sur lui-même. Le passé est moins perçu, en fin de compte, en rapport avec le présent, qu’en rapport avec l’âme humaine, qui se situe hors du temps. C’est ainsi qu’on peut comprendre qu’à partir d’une remarque de M. d’Aubonne, un parent de Mme de Warens, dans le livre III, qui juge le jeune Jean-Jacques stupide, l’écrivain nous livre un long autoportrait, dans lequel il met en évidence la discordance constante dans sa vie, entre une apparence de bêtise, d’inadaptation sur le moment, et une intelligence indéniable, mais qui ne sait s’exprimer qu’après coup. La frontière entre l’événement passé et le présent est une fois de plus abolie dans la synthèse du moi.
En faisant de sa vie un tout, en abolissant la frontière entre la vie passée et le présent de l’écriture, Rousseau veut avant tout nous indiquer que son âme est cohérente, pour peu qu’on se donne la peine de dépasser les apparences et de mettre en lien les différents épisodes. Si la vie passée est certes parfois reconstruite, c’est néanmoins en vue d’une certaine exactitude, celle du moi. En fin de compte, la reconstruction, la relecture du passé, pourvu de divers ornements, permet une connaissance exacte, synthétique, de soi. A travers son autobiographie, Rousseau nous livre son autoportrait. De là vient sa constante revendication d’exactitude. Au gré des événements passés, l’écrivain nous introduit dans l’âme d’un être bon, malgré ses fautes. Par exemple, en approfondissant l’histoire du vol du ruban commis chez la comtesse de Vercellis, Rousseau analyse longuement les motifs de ce qu’il appelle son crime : au-delà des apparences, Marion, qu’il accuse, est la cause du vol : en effet, il souhaitait lui offrir ce ruban. Par ailleurs, il se serait dénoncé, si la honte, devant toute une assemblée de personnes, ne l’avait pas retenu. Cet être bon qu’il est par nature l’a conduit à mal se conduire, par moments, mais c’est à cause de la méchanceté de la société, incarnée par exemple par son maître, M. Ducommun, un homme violent et irascible. Si Rousseau aime se réfugier dans la nature, s’il apprécie ses voyages à pied à travers la France, la Suisse ou le Piemont, c’est parce qu’il se sent libre, non soumis au regard de la société, non soumis au jugement trop hâtif des hommes. Ainsi, au gré des épisodes, le lecteur finit par comprendre l’âme de l’écrivain, non dans ses apparences mais dans son être profond. Finalement, une des grandes nouveautés de l’autobiographie telle que l’entreprend Rousseau, c’est qu’il essaie, selon la célèbre formule du critique Georges Gusdorf de « sa rassembler à sa ressemblance ».
Cet effort pour rendre compte de son moi d’une manière exacte et synthétique, Rousseau l’étend même à son œuvre dans son ensemble. En effet, en lisant les Confessions, on ne peut qu’être frappé par la concordance entre le récit qu’il fait de sa vie personnelle et les principes politiques, sociaux et philosophiques qu’il exprime dans son œuvre théorique. On en arrive à ne plus bien savoir, d’ailleurs, si le récit de sa vie lui sert d’exemple pour justifier la véracité de ses écrits théoriques, ou si au contraire ce sont les événements qu’il a vécus qui l’ont conduit à établir ses idées générales. Sans doute ne faut-il pas chercher une réponse définitive à ce problème et se contenter de relever l’étrange coïncidence entre son vécu et ses théories : dans son premier discours, le Discours sur les sciences et les arts, il affirme qu’en progressant, en se perfectionnant, la société a fini par pervertir l’homme, par lui faire adopter des comportements hypocrites et artificiels. Or, dans les Confessions, Rousseau évoque, dans le livre I, un enfant ne connaissant d’abord pas le vice, mais le pratiquant peu à peu lorsqu’il découvre l’injustice et les mauvais traitements. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, le philosophe croit déceler dans la propriété privée l’élément qui a perverti l’homme de nature, plutôt bon et paisible. De même, dans le livre IV des Confessions, lors de son voyage entre Paris et Lyon, le jeune Jean-Jacques est accueilli par un paysan qui lui révèle qu’il est obligé de mentir et de faire croire qu’il est dans une misère absolue, pour éviter d’être ruiné par les impôts que lui demande l’Etat. Rousseau écrit avoir découvert à cette occasion l’injustice de la société, fondée sur la pression exercée par les puissants sur les humbles. On retrouve l’idée du second Discours, selon laquelle la société a commencé à se pervertir au moment où quelqu’un a commencé par dire : « cela est à moi ». Dans L’Emile, Rousseau imagine un moyen de rétablir une société plus juste, plus saine, en agissant sur l’éducation. Le programme éducatif proposé est assez semblable à l’éducation champêtre donnée à Rousseau à Bossey, par le pasteur Lambercier et sa sœur, fondé sur l’observation de la nature et la confiance faite à l’enfant. On pourrait multiplier les exemples, tant la cohérence entre l’œuvre théorique de Rousseau et le récit de sa vie dans les Confessions est sensible. L’écrivain ne se contente donc pas de proposer un autoportrait cohérent de lui-même, il livre également au lecteur une cohérence entre sa vie et son œuvre. Son désir d’exactitude repose ainsi sur le désir de montrer à quel point son âme est cohérente, « transparente ».
Les Confessions ne constituent ainsi pas un récit exact des « faits biographiques ». Comme l’écrit Jean Starobinski, Rousseau « comble par l’imagination les lacunes de sa mémoire », il reconstruit son passé. Mais par ailleurs, Rousseau ne cesse de répéter que son but est de rétablir la vérité sur lui-même ; il multiplie les affirmations selon lesquelles il cherche avant tout à être exact, fidèle à la réalité. Et, de fait, le débat semble désormais à peu près clos sur ce point : différents chercheurs ont établi qu’on ne peut pas vraiment taxer Rousseau de mensonge. Les événements qu’il raconte, il les a bien vécus. Ce qui peut sembler un paradoxe se résout finalement lorsqu’on comprend de quelle vérité parle surtout Rousseau : ce qu’il veut avant tout, c’est dire la vérité de son âme, c’est-à-dire ce qu’il est en profondeur, derrière les apparences, derrière la multiplicité des événements.
En ce sens, Rousseau peut apparaître, comme il l’écrit lui-même dans son préambule, comme un écrivain fondateur dans cette entreprise périlleuse qu’est l’autobiographie : « je fonde une entreprise qui n’eut jamais d’exemple ». Ainsi commence-t-il son texte. En effet, ses Confessions mettent en évidence le fait qu’en racontant sa vie bien des années après avoir vécu les événements, la reconstruction est inévitable, de par la subjectivité de l’auteur, son évolution dans sa façon de penser et, bien évidemment, les tours que peut jouer sa mémoire. Mais ce qui compte surtout, c’est d’arriver à se saisir le plus sincèrement possible, d’arriver à se connaître suffisamment bien pour découvrir en profondeur sa manière d’être au monde. C’est pour cela que Philippe Lejeune, le grand spécialiste de l’autobiographie, considère Rousseau comme le véritable inventeur de l’autobiographie moderne, genre reposant sur « le projet, sincère, de ressaisir et de comprendre sa propre vie. C’est l’existence d’un tel projet qui importe, et non une sincérité à la limite impossible ». Rousseau n’a certes pas « inventé » totalement le genre de l’autobiographie, il s’inscrit dans une lignée, qui va de Saint-Augustin à Montaigne, mais il a su lui donner un but jusque-là inconnu : l’envie de se connaître le plus profondément possible, d’analyser de la façon la plus sincère qui soit son fonctionnement interne pour en trouver la cohérence.
GP