> Montaigne - Essais - Livre I
Exemple de dissertation
Dissertation notée 15/20 à la session 2011 de l’agrégation de Lettres modernes
Sujet :
« Dans l’ordre de l’analyse et de la saisie par le langage, l’essai est la formule qui se rapproche le plus de l’inconsistance des chimères, des divagations de la psyché. A peine Montaigne a-t-il atteint un équilibre ou esquissé une forme, qu’il les altère pour en chercher d’autres, et ainsi de suite. C’est la toile de Pénélope : il défait ce qu’il a tissé et, dans les trous du filet, dans le bougé de l’étoffe, laisse transparaitre les inquiétudes de l’ouvrier, les surprises d’un esprit aux aguets »
Dans quelle mesure, ces remarques formulées par Michel Jeanneret en 1991 éclairent-elles votre lecture du livre I des Essais ?
Dans le chapitre 24 du premier livre des Essais, Montaigne nous apprend que le « premier goût » qui lui vint pour la littérature, il le devait à La Métamorphose d’Ovide, oeuvre qui relate, comme son titre l'indique, les métamorphoses de Dieux et héros de la mythologie. Michel Jeanneret perçoit lui aussi une affinité entre Montaigne et cette notion de transformation puisqu'il voit dans « la formule de l'essai » la façon la plus pertinente de traduire les hésitations et mouvements d'une pensée vagabonde, « l'inconstance des chimères », « les divagations de la psyché », usant de termes qui évoquent presque la folie et précisant que Montaigne effectue cela dans « l'ordre de l'analyse et de la saisie par le langage ». D'après lui, les Essais seraient une oeuvre instable que Montaigne altérerait à peine aurait-il "atteint un équilibre ou esquissé une forme ». L'oeuvre de Montaigne serait donc marquée par un mouvement de construction-déconstruction qui ferait sa dynamique propre et que Michel Jeanneret évoque à travers une métaphore, celle de la « toile de Pénélope », précisant ensuite que Montaigne « défait ce qu'il a tissé ». Dans cette perspective « les trous du filet », le "bougé de l'étoffe » serait les plus propres à révéler « les inquiétudes », c'est-à-dire littéralement l'incapacité à se fixer, à rester en place de Montaigne, mais aussi sa capacité à rester ouverts aux "surprises d'un esprit aux aguets ». Ainsi les Essais ne chercheraient à fixer ni la forme même de l'oeuvre, ni la pensée de son auteur et mimeraient au contraire une remise en question perpétuelle de I’être et de l'écrit. La dynamique d'écriture mouvante des Essais, miroir du « branle » universel exclut-elle pour autant tout fondement stable à cette oeuvre ? Nous verrons que si le livre I des Essais se déploie à travers la mutabilité dans sa forme et son langage, on peut néanmoins constater qu'il existe une stabilité et une fixité qui lui donne une unité, à moins de considérer que le mouvement qui affecte les Essais est, paradoxalement ce qui lui donne son point d'équilibre.
Parler de la dynamique mouvante des Essais, c'est s'apercevoir que la forme même de l'oeuvre semble menacée par la dispersion et la déconstruction, que le langage lui-même est soumis au branle et qu'enfin le livre I apparaît comme le réceptacle des « chimères » de Montaigne.
La forme des Essais semble souvent, comme le souligne Michel Jeanneret, à peine « esquissée ». Montaigne est en effet rétif face aux canons de la rhétorique et ignore volontiers la « dispositio ». A plusieurs reprises, il affirme la supériorité de la matière sur la forme, d'où la structure purement accumulative de certains chapitres. On peut citer « De la parcimonie des anciens »(I,52) qui juxtapose sept exemples sans que Montaigne les commente vraiment, et témoigne de la difficulté de la forme à domestiquer cette matière foisonnante. D'autres chapitres semblent marqués par la « divagation » dans le sens où leur plan semble tortueux, où le discours sort du cours qui lui était assigné par le titre annoncé. Ainsi, « Des menteurs » (I,9) commencent par un long développement sur la mémoire et « Du jeune Caton » qui laisserait présager un éloge de ce « grand champion-là » débute sur l'erreur commune de juger autrui selon soi. Le nom n’ apparaît qu'à la quatrième page du chapitre pour mieux laisser place à un ajout qui prend la forme d’une digression sur la poésie, cela avant que Montaigne ne confie la parole à cinq poètes latins, restant finalement silencieux sur un objet qu'il mentionne par ailleurs abondamment. De tels exemples peuvent faire accuser l'oeuvre de dispersion et d'incapacité à surmonter l'étape de l'esquisse pour aboutir à un résultat fini et abouti. D'autre part, comme le suggère M. Jeanneret, le texte montaignien semble parfois affecté de « trous ». Le chapitre 29 aurait dû faire place au Contr’un ou aux sonnets de La Boétie. L'absence de ces textes signifie-t-elle la prise d'indépendance de Montaigne par rapport à son ami ou bien ce vide métaphorise-t-il la perte de ce dernier ? Toujours est-il que ce vide au centre des Essais est problématique comme l’est ce « trou », cette spectaculaire absence de Jésus au coeur des Essais. On a pu y voir le malaise de Montaigne face au dogme de l'incarnation, mais il est clair qu'on le lit non dans ce qui est écrit mais dans ce qui manque.
Par le langage qu'il déploie dans les Essais, Montaigne tente une « saisie » de tout ce qui échappe, de tout ce qui n'est pas fixe. Cela se traduit par une extrême diversification du langage. Montaigne affirme à plusieurs reprises que le langage n’est pas capable de saisir la chose sans « l'abâtardir ». Face à la diversité du réel, il répond par la diversité du langage, employant le français, le latin, le grec, italien et même un proverbe gascon « Brouha prou brouha… » , toutes ces langues correspondent aux diverses directions - comme peut le suggérer le terme « divagation » - que prend l'esprit de Montaigne. Les citations en langue ancienne ou en italien sont aussi divagations car elles permettent un voyage par la pensée jusqu’aux auteurs antiques admirés ou vers l’Italie, un pays qu’il appréciait.
Le mot « divagations » » s'associe chez Michel Jeanneret à celui de « chimères » et en effet les Essais, ce livre si personnel, semble parfois destiné à recueillir les pensées les moins maîtrisées et les moins rationnelles de Montaigne. Référons-nous au chapitre 8 « De l'oisiveté », Montaigne évoque sa déconvenue par rapport à l’expérience de «l’otium cum litteris». Reprenant l’opposition aristotélicienne de la matière et de la forme, il compare alors son esprit à une terre en friche ou à la matrice d'une femme produisant une matière cancéreuse si elle n’est pas fécondée par un principe masculin. Montaigne constate que, dans l'oisiveté, son esprit ne produit que des « monstres », « des chimères », « des rêveries » et qu'il a peine à les domestiquer. Ce chapitre 8 peut se lire comme un mode d'emploi des Essais ou un avertissement :l’essai est un « coup d’essai » et la pensée de Montaigne n’ a pas encore atteint sa maturité. La matière et là il lui reste encore à s'inscrire dans un cadre, une forme. Cela est le propre de l’essai, mimer « l'exercitation » du jugement, même dans ses premiers balbutiements.
Si par plusieurs aspects, les changements de direction du discours, les ajouts, le primat de la matière sur la forme, l’assimilation de la pensée à de simples « chimères », les variations de la langue, les Essais semblent bien un texte qui se «défait » à mesure qu'il se fait, il est possible cependant de voir au-delà du branle un fondement stable aux Essais.
Alors que M.Jeanneret insiste sur le « bougé » de l’œuvre montaignienne, on peut voir que dans les essais une stabilité et une permanence sont présentes à travers le refus des repentirs, l’affirmation de convictions fortes mais aussi à travers la réalité d’une forme organisée.
Est-il juste de dire que Montaigne « défait » son texte alors que les corrections qu'il apporte jusqu'à sa mort en 1592 ont toujours été des ajouts, des « allongeails » et jamais des suppressions ? Il n'y a pas de repentirs chez Montaigne et si l’ajout fait se contredire deux phrases d’un chapitre, il ne faut pas y voir une aporie, une impasse ou un échec du raisonnement mais la coexistence d’opinions dont la « nouvelleté » de l’une ne fait pas la suprématie. Ainsi, dans l’ensemble du livre I, Montaigne évolue sur la question de la mort : préconisant d'abord un ressassement continuel, il nuance sa pensée sans la contredire en n’évoquant plus que le courage. Finissons en remarquant que certains chapitres –par exemple « Des Senteurs (I,55)- n’ont pas été modifiés et que Montaigne ne retouche pas systématiquement son travail.
Car Montaigne sait affirmer, et dans plusieurs domaines, des convictions fortes, répétées et qu'on ne peut soupçonner « d'inconsistance ». Il faut se méfier de la tendance de Montaigne à user d’une rhétorique de l’humilité, comme au début du chapitre 26. Bien que qualifiant ses propos à venir de « rêveries » », Montaigne développe longuement une théorie sur l'éducation avec forces arguments. Ses opinions sont solides et il affirme que personne ne le fera dévier de son jugement. Sur la coutume ( 1,23 et 1,49) Montaigne ne dévie pas : « Je hai la nouvelleté (…) et ai raison car j’en ai vu des effets très dommageables ».Le ton est assuré, comme le sont les titres injonctifs de certains chapitres : « Qu'il faut sobrement se mêler de juger les ordonnances divines ». Montaigne sait ce qu'il pense et ne cède pas aux tentations que peuvent représenter les « chimères de l'esprit », les faux-semblants et les illusions. En témoigne le chapitre 26 «De l'imagination » : les débordements de l’imagination sont abordés sous l’angle de la condamnation et si, pour aider un de ses amis, Montaigne fait jouer une imagination réparatrice contre une imagination paralysante, il juge cependant avec sévérité le stratagème qu'il a employé Au coeur des Essais, il existe donc une pensée cohérente, continue et sure d’elle-même.
Même si une approche superficielle peut laisser croire à une composition informe des Essais, il est clair, si on pousse un peu l'analyse qu'il existe un ordre et une forme concertée dans les Essais. On peut citer le fonctionnement en séquences de certains chapitres comme « Du pédantisme » (I,25), »De l'institution des enfants » (I,26) mais aussi « de la solitude » (I,39), « Considérations sur Cicéron » qui initient une réflexion sur la vanité de rechercher la gloire qui trouve son aboutissement dans le chapitre 61. L'esprit de Montaigne ne fonctionne qu'à « sauts et gambades »,l'agencement thématique des chapitres montre un souci d'organisation et d’approfondissement. Si l’on prend en considération l'ensemble du livre I, on peut voir qu’il est organisé par un fil rouge, présent en filigrane dans une vingtaine de chapitres, le thème de la mort. Le chapitre dernier « De l’âge » fait le constat de la dégradation de l'être et répond à l’avis « Au lecteur » qui annonçait la prochaine disparition de l'auteur, cela étant appuyé par le vide creusé par la mort de La Boétie au milieu du livre. Quoi de plus cohérent que de marquer la forme de l’œuvre par ce qui caractérise le plus la condition humaine ? Enfin, observons que certains chapitres comme « De Démocritus et Heraclitus » (I,50) répondent à une organisation éprouvée que Montaigne emprunta Plutarque, celle du parallèle, qui permet ici de mettre clairement en perspective deux conceptions de la condition humaine.
Ainsi les Essais, au-delà du désir de leur auteur de reproduire le branle dans lequel nous vivons, se présentent aussi comme un texte qui manifeste des points de fixité ,une forme plus qu' « esquissée », une pensée solide ne se déjugeant jamais. Il n’en reste pas moins que l’aspect mouvant des Essais est une réalité paradoxale qui loin d’ altérer ou de défaire l'oeuvre lui donne son unité et sa cohérence.
Le mouvement qui caractérise les Essais mérite d'être analysé de façon positive, non pas comme quelque chose qui « défait » l’oeuvre mais au contraire qui la fait pleinement et lui permet de trouver son point d'équilibre. Nous verrons tout d'abord que, si mouvant soit-il le moi de Montaigne est un facteur d'unité de l'oeuvre et ensuite que le mouvement de l’enquête sceptique permet à l'oeuvre de toucher là aussi à l'équilibre.
Le moi mouvant de Montaigne est en effet facteur de cohérence. « Je suis moi-même la matière de mon livre », affirme-t-il dans l’avis « Au lecteur ». Et c'est ce moi qu'il faut chercher, cerner, apprécier dans sa mutabilité pour toucher au point d’équilibre des Essais. Le moi apparaît parfois explicitement : dans le chapitre 24, Montaigne nous livre ses différentes expériences avec l'argent. Par contre il se cache dans le chapitre 2 « De la tristesse » qui est faussement impersonnel. Montaigne ne semble pas s'impliquer mais pour évoquer la tristesse, cite deux exemples de deuil et interprète la douleur de Psammenitus différemment d’Hérodote: il nous fait comprendre que l'extrême chagrin rend muet et que ce début de rédaction des Essais est une sorite du deuil lié à la mort de La Boétie. Montaigne conclut en se disant exempt de cette passion mais affirme la nécessité de « s’encroûter », c’est-à-dire de travailler sur soi, pour endurcir sa nature, privilégier le « bander » plutôt que le « branle ». On pourrait ainsi dire que le point d'équilibre des Essais se trouve dans cette recherche que fait Montaigne d’une position médiane entre le « bander », c’est-à-dire la fixité et le mouvement « le branle ».
Michel Jeanneret utilise le terme « chercher » pour qualifier la démarche de Montaigne. Les Essais sont en effet conçus sur le modèle de l'enquête perpétuelle, de la zététique caractéristique d'un mode de pensée sceptique. Montaigne a connu le scepticisme principalement grâce aux Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus et adopte dans les Essais cette pratique d'une recherche toujours à relancer, et donc dans un mouvement perpétuel. Il y a une profonde cohérence entre le mouvement de balancier que le scepticisme fait jouer entre les différentes opinions et la définition même de l’essai , qui, par son étymologie signifie «pesage». Dans les deux cas de l’enquête sceptique et de l’essai, il s'agit de prendre la mesure des choses, tout en relançant toujours la recherche par l’ajout de nouveaux éléments. Quand Montaigne sent que la faiblesse du jugement humain lui interdit de trancher, il pratique l’époché, c'est-à-dire qu'il suspend son jugement. Ainsi peut-on juger des paradoxes du mouvement dans les Essais : dans le « branle » universel, deux idées peuvent sembler de pareille force, alors que l'enquête fait le constat de ce mouvement , la suspension du jugement permet de trouver un point d'équilibre au milieu du branle. Le chapitre premier montre ainsi que la « braverie » comme la « soumission » peuvent générer la clémence de l’adversaire mais que le caractère de ce dernier ainsi que la toute-puissance de Fortune peuvent modifier tout cela, mieux vaut suspendre son jugement, cela étant bien entendu à entendre comme une méthode philosophique et non une dérobade.
Dans la lignée de Jean Starobinski qui voyait déjà dans le mouvement le maître-mot pour expliquer la pensée de Montaigne, M. Jeanneret donne des Essais une définition selon laquelle le mouvement affecte négativement la forme et la cohérence d’une œuvre qui se « défait »en même temps qu'elle s'élabore et ne transmet pas de pensées mais des « chimères ». C’est affirmer trop vite qu’il n’y a pas de point de fixité, une forme et une pensée solide dans les Essais et c’est surtout envisager sous l’angle exclusivement négatif une caractéristique –le mouvement- qui fait au contraire la valeur et la richesse des Essais, à travers la pratique de l’enquête sceptique et à travers l’omniprésence d’un moi muable, parfois caché, parfois exposé mais qui au-delà de tous les sujets abordés, philosophie, religion, ethnologie, diplomatie donne aux Essais son véritable sens.
REMARQUES :
La dissertation n’est pas un exercice qui m’ait jamais mise à l’aise. Ces intimidantes citations de 8 lignes dont on n’a peur de ne pas savoir extraire l’essentiel, cette traumatisante troisième partie qui doit « dépasser l’opposition ménagée dans les deux premières », bref, je ne vous en proposerai pas cette année, sauf si vous insistez.
Pour ce sujet de la session 2011, j’avais si peur du hors-sujet ou d’un traitement incomplet du même sujet que j’ai passé une heure uniquement à analyser la citation, avant de commencer la rédaction du plan. L’introduction rend bien compte, je crois de la réflexion sur la citation - dont le début « Dans l’ordre de la saisie par le langage… » m’est encore obscur aujourd’hui , preuve qu’il ne faut pas se laisser impressionner. En outre, il y a de nombreuses références au détail du texte mais pas de citations : celles que j’avais apprises ne correspondaient pas du tout au sujet… Peu de références critiques non plus… En revanche, il est bon de savoir quelle est la doxa actuelle sur l’auteur. L’édition au programme était celle d’Emmanuel Naya, spécialiste du scepticisme de Montaigne. Il était donc probable que c’est surtout à travers cet angle de vue-là que le jury allait examiner vos travaux. Sans vouloir « coller » le scepticisme à tout prix, car la citation en était quand même bien éloignée, je me suis demandée comment cette question du scepticisme raisonnait avec le sujet et ait trouvé quelque chose sur quoi je finis mon devoir. Cela ne marchera pas à tous les coups mais posez-vous toujours cette question de la résonance du sujet avec l’état actuel de la critique sur l’auteur.
Vous remarquerez que ma troisième partie ne compte que deux sous-parties et que j’ai survécu cependant… Mais je ne donnais pas cher de ma peau. D’autre part, j’ai été angoissée pendant 6 semaines en me disant que la citation amenait nécessairement une remarque sur l’étymologie du texte comme tissu. Mais je n’ai pas su où la caser naturellement… La réussite ne tient donc pas à ce genre de détail. FV