Méthodes : Le commentaire

> Goethe - Les affinités électives

2ème partie - Ch.5

Commentaire noté 16/20 à la session 2013 de l’agrégation de Lettres modernes (reconstitution d'après brouillon)


Contribution de Valérie Loriaux

 

 

Introduction :

 

    L’extrait qu’il nous est donné d’étudier est issu du chapitre 5 de la 2ème partie des Affinités électives. Il correspond au moment où Odile accepte de figurer dans un tableau vivant en incarnant la Vierge dans une scène de Nativité. Elle accepte d’endosser ce rôle à la demande de l’architecte qui y voit une forme de réparation car, jusqu’ici, seule Lucienne y avait participé. En effet, dans le chapitre précédent, le comte avait suggéré cette activité et Lucienne s’y était illustrée avec brio dans Esther devant Assuérus de Poussin ou dans La Remontrance paternelle de Terborg.

     Cet extrait narre le rapprochement que tente l’architecte vis-à-vis d’Odile. L’organisation d’un tableau vivant va permettre à ce désir de se concrétiser. Mais l’architecte va faire de la jeune fille une figure éthérée inaccessible.

 

    A partir de cet extrait, nous nous proposons d’observer les rapports entre l’Art et sa représentation dans la fiction. S’agit-il d’un rapprochement unificateur grâce au langage ou au contraire d’une distance résolument incompressible?

I)     L’Art : entre proximité et éloignement :

 

A)    Une antithèse : le tableau vivant 

 

-     Activité qui peut surprendre les lecteurs modernes mais très en vogue au début du XIX ème siècle. Le principe est de représenter une scène connue, campée par un peintre célèbre. Sa principale difficulté réside dans l’opposition entre fixité et mouvement. Le tableau vivant doit résister à la menace du figement.

-     Il s’agit d’une mimesis de l’œuvre d’art puisqu’il s’agit d’une re-présentation d’une scène elle-même déjà représentée. C’est donc une « situation à demi-théâtrale » p 227

-     La scène de la Nativité est topique ce qui accroît la difficulté de l’architecte. Il parvient même à la contourner : « Il s’était parfaitement représenté la possibilité d’un tel tableau » p 224

 

L’architecte s’illustre dans cette activité artistique en dehors de ses codes dans le but de rester plus longtemps près d’Odile et de s’abîmer dans sa contemplation. Ce tableau vivant est donc un prétexte. Il permet aussi de comprendre son rapport à l’Art.

 

B)    Le rapport à l’art de l’architecte :

 

-     Au début du chapitre, l’architecte exprime ouvertement devant Odile sa déception vis-à-vis du comportement des gens cultivés quant aux œuvres d’art. Il évoque en particulier sa collection de pièces qui sont manipulées de manière irrespectueuse : «  Personne ne sait prendre une médaille par la tranche, ils touchotent les plus belles empreintes(…) Sans songer qu’on doit prendre une grande feuille à deux mains, ils empoignent d’une main une gravure inestimable » p223.

Il semble que l’architecte se place plutôt du côté d’une approche méthodique, d’une éducation par opposition à une approche sensible, tactile et intuitive de l’art. Pour lui, il est nécessaire de multiplier les précautions ce qui amène Odile à se demander si elle n’a pas endommagé ses « trésors ». Cette attitude vis-à-vis de l’Art pose la question de sa proximité et de sa visibilité.

-     Réponse avec l’organisation du tableau vivant : il induit une distance nécessaire pour être apprécié et la manipulation en est exempte. L’architecte saisit alors l’opportunité de se prendre pour un artiste, ce que la sagacité ironique du narrateur  laisse transparaître : « L’artiste avait entrepris de transformer la première image de nuit et d’abaissement en une image de jour et de gloire » p227

 

Transition : Cette opposition entre proximité et éloignement de l’œuvre d’art reprend la dichotomie entre être et paraître, entre réalité et apparence.

 

II)    La dichotomie entre être et paraître, apparence et réalité

 

A)    Le jeu sur le clair-obscur au service du sublime

 

-  Référence picturale à « La Nuit » du Corrège érigée en modèle.

-  Isotopie du clair-obscur : organisation de scènes complémentaires : une nocturne et une diurne en pleine lumière. L’idée de l’architecte est de mettre en scène en spectacle un spectacle qui émeut, au sens étymologique du terme, et qui ressortit à l’esthétique du sublime. Si l’on se réfère au traité écrit par le pseudo-Longin, on découvre que le sublime est ce qui emporte, ce qui ravit. Or ici ce mouvement sublime se fait paradoxalement dans le figement grâce au regard qui s’abîme dans la contemplation de l’enfant et de la Vierge : « C’est à cet instant que l’image paraissait arrêtée et figée. Physiquement aveuglé, spirituellement surpris, il semblait que le peuple environnant eût tout juste fait un mouvement pour détourner ses regards » p 226

-     Idée d’un décalage et d’un décollage par rapport à la réalité. Il est désormais question du « corps éthéré » des anges et du mélange d’essence entre « le corps à la fois divin et humain » qui souligne le problème de l’incarnation.

 

B)    Odile ou le problème de l’Incarnation.

 

-     Avec le tableau vivant, la mystérieuse Odile accède au statut de « sainte ». Elle est désormais dans un au-delà du représentable. Pourtant, elle ressent un décalage entre ce qu’elle représente et ce qu’elle Est en réalité, en particulier quand elle perçoit la présence de l’assistant de la pension dans le public : « Que tu es peu digne de paraître devant lui sous cette sainte figure !(..) Son cœur était oppressé, ses yeux se remplissaient de larmes tandis qu’elle se contraignait à garder son apparence d’image immobile ».

-     Or, jusqu’ici, Odile semblait à l’aise dans le rôle virginal car il y avait peu de spectateurs : «  Odile avait été jusque-là fort tranquillisée par le fait qu’en dehors de Charlotte et de quelques familiers, personne n’avait vu cette pieuse mascarade artistique ». Cette dernière expression émane-t-elle du narrateur ? D’Odile ? Le point de vue reste ambigu car le thème de « mascarade » est connoté péjorativement mais par ailleurs, le narrateur semble se laisser aller à une douce fascination lorsqu’il commente cette « apparition ». L’utilisation du haut degré en est une preuve : « L’humilité la plus pure, le plus aimable sentiment de modestie, au sein d’un honneur suprême, immérité, d’un bonheur inconcevable et démesuré, se peignaient dans ses traits » pp226-227.

Transition : Cette représentation des vertus morales ne laisse pas de ravir le narrateur qui souligne ainsi l’unité entre l’Idée et sa représentation. L’espoir de totalisation à travers l’écriture peut désormais prendre naissance.

 

III)   L’espoir de totalisation à travers l’écriture : L’écriture comme tableau ?

 

A)    Concurrence entre le tableau et  l’écriture :

 

-     Le tableau est-il supérieur au récit qu’on en fait ? Le narrateur pose clairement la question de l’efficience du langage et du rôle de l’écrivain: «  Et qui pourrait décrire l’expression de la reine du ciel ainsi nouvellement instituée ? » p 226. Le monde de l’Art nous fait des signes mais qu’il reste difficile de rendre par les mots car l’émotion esthétique nous plonge dans l’indicible, dans l’ineffable. Pourtant, la littérature a encore son mot à dire.

 

B)    La supériorité de l’art littéraire :

 

-     L’artiste-architecte incarne l’un des bergers. En faisant partie du tableau, son regard sur la scène est nécessairement limité. Or, celui-ci a l’illusion d’avoir le meilleur angle visuel : il « éprouvait encore la plus grande jouissance, bien qu’il n’occupât point le meilleur point de vue. » p 226.

-    De même, Charlotte qui est dans l’assistance éprouve une émotion esthétique intense en observant l’enfant qui est la prolepse de celui qu’elle attend : «  c’était surtout l’enfant qui faisait impression sur elle. Ses yeux débordaient de larmes et elle imaginait avec une extrême vivacité qu’elle pouvait espérer d’avoir bientôt sur son sein une créature semblable et aussi chère ». p 227.

-     En somme, on peut affirmer la supériorité de la fiction quand elle tisse ensemble ces différents fragments. Son pouvoir d’unification produit donc une autre émotion, plus englobante, plus ravissante encore car la fiction devient ainsi consciente de ses pouvoirs.

 

 

Conclusion :

 

Nous nous sommes demandé si l’art pouvait s’intégrer dans la fiction. Il semble, en effet, qu’elle ait un pouvoir de synthèse qui permette de créer ou de retrouver une unité apte à produire, non seulement une émotion plus profonde mais aussi un plaisir plus intellectuel : celui de la découverte d’un ré-enchantement possible du monde.

VL