Méthodes : L'explication de texte

Jean_Racine.jpg> Racine - "La Thébaïde"

Acte 1, scène 5 v. 267 à 290

 

 

INTRODUCTION

 

Situation  

L’acte 1 de La Thébaïde est dominé par le personnage de Jocaste et sa détermination à provoquer une rencontre entre ses deux fils, rencontre qu’elle espère  source de réconciliation. Antigone, présente depuis la scène 2, est restée cependant presque muette. Ses premières paroles significatives interviennent dans la scène 5 et s’adressent à Créon. Alors que Jocaste  accuse très explicitement ce dernier d’entretenir la haine des frères pour satisfaire ses propres ambitions, Antigone prend la parole au v. 247 pour souligner la symétrie de situation entre Jocaste et lui : les fils de Créon sont aussi divisés et Hémon l’ennemi politique de son père. Réorientation du dialogue : après Jocaste + Créon, on a Antigone + Créon.  

 

 

[Lecture]

 

Sujet de l’extrait

 

révélation d’une dble intrigue amoureuse, Antigone aime Hémon, Créon aime Antigone . Dernier élément de l’exposition

 

Composition + remarques sur la composition

 

On peut distinguer trois mouvements dans ce passage :

 

- Tout d’abord, Antigone cherche à amener Créon à plus de clémence envers Hémon.

 

- Ce plaidoyer pour Hémon déclenche la colère de Créon car il y voit la preuve de l’amour d’A pour H et lui-même dévoile ses propres sentiments pour Antigone.


- Face au rejet d’Antigone, Créon change d’attitude et sort après avoir affiché une double attitude de soumission, envers la femme aimée et le souverain.

 

 

Montée de la tension pendant affrontement Créon/Antigone qui culmine au moment de la double révélation puis retombée avec changement de ton et départ de Créon.

 

Problématique

 

La composition de la scène nous amène à choisir l’axe de lecture suivant : nous montrerons comment la parole des personnages parvient à la fois à voiler et à dévoiler sentiments et intentions.

 

 

1er MOUVEMENT

v. 267 à 275

 

La dimension argumentative des répliques d’Antigone est très visible : volonté de peser sur Créon. Comme Jocaste dont elle a pris la place dans le dialogue, elle va essayer d’être une médiatrice. Comme sa mère essaie de rapprocher Etéocle et Polynice, Antigone va essayer de rapprocher  Hémon et Créon. Antigone, double de Jocaste.

 

v.267 Emploi de la modalité jussive et de l’argument de la nature : Créon est un père dénaturé qui sous-estime les liens familiaux.  Cf. Aristote, la violence intrafamiliale. Rivalité politique éteint le sentiment paternel.

 

v. 268 Echange stichomythique, chaque réplique = un vers, signe de tension, d’affrontement. On est dans le combat verbal. Au discours de la nature, Créon répond par la rhétorique de l’honneur « offenseur, injure ».  Solennité produite par les 2 hémistiches symétriques « plus…plus . Le système corrélé pour exprimer la cause est clos sur lui-même, ce qui donne à l’arrêt paternel  un caractère irrévocable. Le langage cache ce qu’est véritablement Créon derrière une sorte d’ethos du père noble ayant de justes reproches à faire à son fils.

 

v.269-270 Cependant Antigone relance le débat par « mais ». Antigone joue sur la gamme des modalités de la persuasion : après l’impératif , elle utilise l’interrogation puis une assertion brutale « vous avez trop de haine » . Visée illocutoire du langage : changer le statut de Créon, qu’il passe de père dénaturé à père clément

 

v.270-271 Le mot « haine »  - qui désigne Créon comme un être dévoré par les passions - fait basculer le dialogue. Il y a bien un effet sur le destinataire mais pas celui escompté par Antigone. Rupture du rythme 1vers = 1 réplique instauré jusque-là .  Créon coupe la parole à Antigone ou répond très vivement.  Colère de Créon. A partir de ce moment, on est dans une dynamique de la révélation. La symétrie de la construction « vous avez trop… » met en relief l’antithèse haine/bonté.  Le mot « bonté » ne désigne pas ici la simple qualité morale, dans le contexte il a une connotation amoureuse. Aussi sonne-t-il autant comme une accusation que le mot « haine » dans la bouche d’Antigone. « c’est trop parler » signifie à la fois la colère de Créon et le double échec rhétorique de la jeune fille : non seulement, elle n’a pas réussi à fléchir Créon mais son discours, transparent aux yeux de ce dernier et donc du spectateur la trahit ! Elle voit sa parole se retourner contre elle. Son plaidoyer est en fait celui d’une femme amoureuse.  Réplique qui met en évidence la double face de l’affrontement théâtral : une face objective et une face affective . « en faveur d’un rebelle » : aux yeux de Créon, la volonté de persuasion d’Antigone dépasse le sujet de la politique et a tout à voir avec l’amour

 

v. 272 Consciente d’avoir trop parlé, Antigone utilise une formulation sentencieuse (pronom « on » et présent de vérité générale, dimension morale « l’innocence »). Elle se cache derrière une formulation impersonnelle, recherche la moindre implication pour éviter le dévoilement.

 

V. 273 et 274 Deux répliques qui jouent encore sur la symétrie.  « Je sais » marque le double dévoilement : amour d’Antigone pour C puis de Créon pour Antigone. Chacun dévoile sentiments de l’autre mais la révélation est progressive. Ambiguïté qui aiguise curiosité du spectateur qui a un temps de retard sur les personnages. Affrontement qui devient une reconnaissance puisqu’on passe de l’ignorance au savoir. Ce qui fait la particularité de l’aveu, c’est qu’il n’est pas fait par celui qui aime mais par celui qui fait reproche de cet amour, d’où une certaine violence.  Des secrets sont révélés, contre le gré d’Antigone. On peut penser à Mithridate rusant pour obtenir les aveux de Monime, ici la situation est à la fois proche et différente : l’aveu d’Antigone est implicitement contenu dans son plaidoyer, la violence est non pas dans la ruse mais dans le fait que Créon explicite ce que le discours suggérait juste.

 

v.275 Le mot « amour » nous fait sortir de l’implicite mais la formulation joue encore un peu sur l’indirect. En effet, encore un choix de la maxime, de la formulation impersonnelle, Créon n’utilise pas le « je ». Tension entre dire et ne pas dire. Le substantif « amour » sujet du verbe « avoir » désigne Créon comme entièrement soumis à cette passion qui a pris le contrôle sur lui. L’expression « d’autres yeux » est à relier au v. 267 qui demandait à Créon d’ « écouter ». La surdité et la cécité se rejoignent pour montrer que Créon est définitivement imperméable à la « nature » , à avoir une attitude plus humaine envers son fils.  Double rivalité politique et amoureuse entre le père et le fils qui éteint chez le père tout sentiment paternel. « le commun des hommes » : le héros tragique n’en fait pas partie, il appartient à une frange extrême de l’humanité, vit des situations-limites.  Enfin notons que la maxime utilisée par Créon , hors du contexte , serait assez banale, presque mièvre, mais que dans ce contexte de rivalité intrafamiliale, elle suscite l’horreur. En tout cas, égalité des savoirs entre personnages et spectateurs est réalisée .

 

Le théâtre cornélien présentait nombre de ces maximes détachables  (« A qui venge son père, il n’est rien d’impossible » au hasard), ici la situation est différente : certes, le v. 272 peut encore avoir une fonction édificatrice car placée dans la bouche d’Antigone, c’est par contre très contestable pour ce v. 275 Créon n’étant pas un porte-parole crédible ni un modèle de vertu. Quoi qu’il en soit, toujours ce décalage entre ce que dit Créon –sinon celle d’un vertueux, on dirait la phrase d’un moraliste- et ce qu’il est.

 

 

 

2ème MOUVEMENT

v. 276 à 282

  

Répliques qui constituent la réaction à la déclaration de Créon . Déclaration qui est une violence, une agression car dire « je t’aime » et toujours une demande d’amour qui exige une réponse du destinataire. Comme le dit Roland Barthes (Fragments du discours amoureux), Créon « frotte son langage contre l’autre » : la déclaration peut donc presque être ressentie comme un viol, d’autant plus qu’elle suit la mise à jour des sentiments les plus intimes de la jeune fille.

 

v. 276 à 278 Alors que Créon parlait à Antigone, c’est Jocaste qui répond. 1ère remarque : le vers 276 constitue une réaction topique après un aveu chez Racine cf. Mithridate v.210 « Prince…n’abusez point de l’état où je suis » comme si dans l’aveu se jouait une relation de pouvoir, comme si dire « je t’aime » revenait à mettre la personne sous le joug. En outre, ce dysfonctionnement du dialogue est signe du caractère profondément inconvenant et dérangeant de la déclaration de Créon. Le lexique de la tyrannie « vous abusez, tout vous semble permis, vos libertés » montre que Créon outrepasse les limites, parce qu’il se sent en position de force étant donnée la division qui règne dans la famille « l’état où nous sommes ». Audace de cet aveu amoureux est perçue comme un coup d’état politique. Même s’il n’est pas ici question d’inceste comme entre Œdipe et Jocaste, il est clair que Créon est doublement un monstre, d’aimer trop sa nièce et pas assez son fils. Encore une fois, le personnage est révélé par ce qu’il dit : l’audace de Créon s’explique par une confiance croissante en sa prochaine ascension au trône. On peut ajouter la relation fondamentale définie par Barthes (A a tt pouvoir sur B, A aime B qui ne l’aime pas) n’est pas encore réalisée mais que l’ambition de Créon la rend virtuellement possible. Jocaste  le met en garde contre cet hybris et  prophétise d’ailleurs que cette démesure entrainera sa chute « retomberaient sur vous ». Le terme « courroux » mérite commentaire : on le trouve plutôt associé à un père, un roi, un Dieu, moins souvent à un personnage féminin. Ici, il préfigure le furor qui s’emparera de Jocaste.

 

v.279 à 282 Alors que Jocaste s’adressait à Créon, c’est Antigone qui répond à sa mère. Statut de délocuté pour Créon « son âme », il est rejeté hors du dialogue car il est un objet d’horreur pour les 2 femmes . Puis s’adresse à nouveau à Créon. Sentiments de ce dernier présentés comme déjà connus d’Antigone . Bassesse telle que Créon doit se cacher, ce qui rappelle dans une certaine mesure Phèdre qui « souille » le jour.

 

 

3ème MOUVEMENT

v. 283-290

 

 

v.283-286 Changement de ton chez Créon qui rebondit sur le verbe « faire » :« vous ferez »  « je le ferai » texte fortement structuré par l’anadiplose qui donne une grande cohésion au dialogue. On pourrait dire qu’il obéit à l’injonction qu’Antigone lui a fait de se « cacher ». Style galant

 

Cf. Pyrrhus dans Andromaque I,4

  

 

                  Me cherchiez-vous , Madame ?/ Un espoir si charmant me serait-il permis ? 

 

 

Dans les 2 cas, contraste entre la situation de celui qui prononce ces mots – il est puissant et redoutable – et cette rhétorique galante qui repose avant tout sur une obéissance face aux désirs de la femme aimée. Encore une fois le langage agit comme un masque. Feinte humilité, abaissement tel « mes respects redoublent vos mépris »  (le pluriel concrétise ces termes abstraits)qu’on pourrait y voir de l’ironie « ce bienheureux fils ». Feinte acceptation.

 

  

v.287-288 Le discours de l’obéissance se poursuit mais déplacé cette fois sur le plan politique. Accusé plus haut par Antigone « L’intérêt du public agit peu sur son âme », il se positionne au contraire comme fidèle serviteur de l’Etat, « Le roi m’appelle ailleurs. Il faut que j’obéisse ». 3 phrases courtes mimant la célérité de celui uniquement tourné vers son devoir et l’exécution des ordres royaux. Mise en scène de l’obéissance. Créon dans le rôle de l’amant soumis et du serviteur loyal. L’aveu l’avait sorti de son rôle, il y retourne. Volonté d’effacement, l’homme plein de passions se résorbe dans le fidèle serviteur. Le langage de Créon ne coïncide pas avec son être. Le mot « Adieu » a valeur de didascalie interne, on comprend que Créon va sortir ce qui met fin à la scène. Il est probable d’ailleurs que la dernière réplique, celle de Jocaste n’est pas dite en face mais le poursuit alors qu’il est déjà en mouvement tel un anathème.

 

  

v. 289-290 Lucidité de Jocaste que n’abuse pas le revirement de Créon « méchant ». Lucidité qui restera cependant inopérante. Les 2 vers forment un chiasme dont le centre est la répétition de l’expression « tous deux ». Ce chiasme présente la réunion des deux frères comme seule capable de faire obstacle à l’ambition grandissante de Créon « méchant ; tes desseins malheureux ». La répétition immédiate de « tous deux » semble avoir une force conjuratoire. Le dire, le répéter va faire advenir la réconciliation et éloigner les menaces. C’est appuyé par un jeu sur les sonorités « N’en doute pas, méchant…tes desseins malheureux » Intensification phonique.

 

  

CONCLUSION

 

 

Dans cette scène, la parole des personnages joue un rôle de masque : Créon se dissimule derrière la rhétorique de la galanterie ou de l’honneur, Antigone et lui choisissent des tournures impersonnelles. Cependant le langage se caractérise tout autant par sa capacité à se retourner contre celui qui l’utilise : Antigone trahie par son plaidoyer, Créon qui oublie un instant sa stratégie de dissimulation par dépit amoureux et révèle les secrets amoureux.

 

Scène qui complète l’exposition en nous informant d’une intrigue secondaire d’ordre amoureux. Ne sera pas vraiment réactivée avant acte V .De plus, la division des frères est vue comme profitant à l’ambitieux Créon. Pas juste un personnage secondaire. Statut de protagoniste puisqu’il a un projet : s’emparer du trône.  FV